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— Non.

Rita me regarda d’un air inquiet. Lorsque Dexter ne finit pas son petit déjeuner, c’est le monde à l’envers.

— Pourquoi tu n’irais pas faire un tour en bateau ? me pro-posa-t-elle. Ça t’aide toujours à te détendre.

Elle s’approcha et posa la main sur moi avec une sollicitude agressive ; Cody et Astor, eux, levèrent la tête, l’envie de faire du bateau écrite en grand sur la figure, et j’eus soudain l’impression d’être enlisé dans des sables mouvants.

Je me levai. C’en était trop. J’avais déjà du mal à satisfaire mes propres désirs ; devoir gérer les leurs en plus devenait étouffant. Je ne sais si c’était mon échec avec Starzak, cette musique obsédante, ou le fait d’être aspiré ainsi dans la vie de famille ; peut-être était-ce un mélange de tout cela, mais je me sentais écartelé entre plusieurs forces opposées et pris dans un tourbillon de normalité désespérante. J’avais envie de hurler tout en étant incapable de pousser le moindre gémissement. Dans tous les cas, il fallait que je sorte d’ici.

— J’ai une course à faire, lançai-je, et ils me regardèrent tous, surpris et blessés.

— Oh ! fit Rita. Quel genre de course ?

— Un truc pour le mariage, bredouillai-je sans savoir ce que je dirais après, mais me fiant à cette impulsion subite.

Et heureusement, cette fois au moins la chance me sourit, parce que je me remémorai ma conversation avec Vince Masuoka, cramoisi et tremblant.

— Il faut que je parle au traiteur, ajoutai-je.

Le visage de Rita s’éclaira.

— Tu vas voir Manny Borque ? Oh. C’est vraiment…

— Oui, exactement, approuvai-je. À plus tard.

Et à l’heure très raisonnable de 9 h 45 en ce samedi matin, je pris donc congé de la vaisselle sale et de la vie familiale pour monter dans ma voiture.

La route était exceptionnellement calme, et je n’assistai à aucune démonstration de violence ni à aucun délit sur le trajet jusqu’à South Beach, événement presque aussi rare que la neige à Miami. Dans la logique des jours précédents, je gardai un œil sur mon rétroviseur. L’espace d’un instant, il me sembla qu’un véhicule rouge de style Jeep me suivait, mais il me dépassa dès que je ralentis. La circulation resta fluide jusqu’au bout, et il n’était que 10 h 15 lorsque je frappai à la porte de Manny Borque.

Je n’obtins qu’un long silence pour toute réponse ; je frappai de nouveau, avec un peu plus d’entrain cette fois. Je m’apprêtais à tambouriner sur la porte lorsqu’elle s’ouvrit enfin d’un coup. Manny Borque, presque nu, le regard brouillé, me considérait en clignant des yeux.

— Par les couilles du diable… lâcha-t-il d’une voix rauque. Quelle heure est-il ?

— 10 h 15, répondis-je gaiement. Bientôt l’heure de déjeuner.

Il n’était peut-être pas tout à fait réveillé, à moins qu’il ne trouvât son expression drôle au point de vouloir l’entendre de nouveau, mais dans tous les cas il répéta :

— Par les couilles du diable !

— Puis-je entrer ? demandai-je poliment, et il cligna des yeux encore plusieurs fois avant d’ouvrir la porte plus largement.

— J’espère pour vous que ça en vaut la peine, maugréa-t-il, et je le suivis à l’intérieur, jusqu’à son perchoir près de la fenêtre.

Il se hissa en haut d’un tabouret, et je m’assis sur celui d’en face.

— Il faut que je vous parle de mon mariage, commençai-je.

Il secoua la tête d’un air revêche avant de hurler :

— Franky !

Il n’y eut pas de réponse ; il s’appuya sur une de ses mains minuscules puis, de l’autre, frappa la table.

— Cette petite salope a intérêt à… Nom de Dieu, Franky ! appela-t-il dans une sorte de beuglement suraigu.

Un instant plus tard on entendit des pas précipités au fond de l’appartement, puis un jeune homme apparut, s’enveloppant à la hâte dans un peignoir tout en repoussant en arrière ses cheveux bruns, et il vint se planter devant Manny.

— Salut, dit-il. Enfin, je veux dire, bonjour.

— Prépare-nous vite du café, lui ordonna Manny sans lever les yeux vers lui.

— Euh, O.K., fit Franky. Pas de problème.

Il hésita une seconde, assez pour que Manny lance son petit poing en l’air en braillant :

— Tout de suite, bordel !

Franky essaya de déglutir puis s’élança en vacillant vers la cuisine, tandis que Manny appuyait de nouveau ses quarante kilos de mauvaise humeur sur son poing et fermait les yeux avec un soupir comme s’il était tourmenté par d’innombrables hordes de démons.

Puisqu’il paraissait évident que toute conversation serait impossible avant l’ingestion du café, je regardai par la fenêtre et appréciai la vue. On apercevait trois énormes cargos à l’horizon, surplombés de panaches de fumée, et plus près de la côte de nombreux bateaux de plaisance éparpillés sur l’eau, allant des joujoux à plusieurs millions de dollars en partance pour les Bahamas aux planches des surfeurs près de la plage. Un kayak jaune vif était en mer, parti à la rencontre des cargos. Le soleil brillait, les mouettes volaient à la recherche de détritus, et j’attendais que Manny reçoive sa perfusion.

Un grand fracas retentit dans la cuisine, et le gémissement étouffé de Franky nous parvint :

— Oh, merde…

Manny tenta de fermer les yeux plus fort, comme s’il pouvait atténuer ainsi la torture qu’il y avait à être entouré d’une telle bêtise. Mais quelques minutes plus tard à peine, Franky arriva avec le service à café, une cafetière argentée plus ou moins informe et trois grosses tasses en grès, posées sur un plateau transparent imitant la palette d’un peintre.

Les mains tremblantes, Franky plaça une tasse devant Manny puis la lui remplit. Ce dernier en but une gorgée, soupira profondément sans paraître le moins du monde soulagé et finit par ouvrir les yeux.

Se tournant vers Franky, il lança :

— Va nettoyer ton horrible merdier, et si je marche sur du verre cassé tout à l’heure, je jure sur ma tête que je t’étripe.

Franky se précipita vers la cuisine, et Manny aspira une autre infime gorgée avant de tourner son regard trouble vers moi.

— Vous voulez parler de votre mariage, affirma-t-il, semblant avoir du mal à le croire.

— C’est ça, répondis-je, et il secoua la tête.

— Un homme charmant comme vous. Qu’est-ce qui vous prend de vouloir vous marier ?

— C’est pour les abattements fiscaux. On peut parler du menu ?

— Un samedi matin aux aurores ? Pas question, rétorqua-t-il. C’est un rituel primitif exécrable et complètement inutile, et je suis consterné que l’on s’y soumette de son plein gré. Mais au moins, poursuivit-il en agitant la main de façon dédaigneuse, cela me donne l’occasion d’expérimenter.

— Je me demandais s’il serait possible d’expérimenter à un prix un peu moins élevé.

— Cela se pourrait, mais c’est exclu, répondit-il, et pour la première fois il montra ses dents.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai déjà décidé ce que je voulais faire et que vous ne pouvez pas m’en empêcher.

Franchement, il me vint à l’esprit plusieurs choses que j’aurais aimé tenter pour l’en empêcher, mais aucune d’entre elles, bien que fort plaisantes, n’aurait correspondu à la loi, alors ce n’était pas envisageable.

— J’imagine que quelques gentillesses n’y changeraient rien ? demandai-je avec espoir.

Il m’adressa un regard lubrique.

— Quelles gentillesses aviez-vous en tête ?