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Il y avait, par exemple, toutes les recherches effectuées sur de potentiels camarades de jeux, ainsi que la petite boîte en bois, mon bien le plus précieux, qui contenait quarante et une lamelles de verre, avec en leur centre une seule goutte de sang séché, chacune d’elles représentant une de ces vies sous-humaines qui s’étaient achevées entre mes mains, l’album de ma vie intérieure. Car je ne laisse pas derrière moi de grands tas de chair putride. Je ne suis pas un de ces saigneurs compulsifs et négligents. Je suis un saigneur compulsif extrêmement soigneux. Je veille toujours à me débarrasser de mes restes, et même un ennemi implacable qui chercherait à démasquer l’ogre que je suis aurait beaucoup du mal à déterminer ce que sont ces lamelles.

Néanmoins, expliquer leur provenance ne manquerait pas d’engendrer des questions embarrassantes, même face à une épouse très éprise. Et que serait-ce, avec un redoutable rival entièrement voué à ma destruction ? J’en avais connu un récemment, un flic de Miami dénommé Doakes. Mais quoique techniquement il fût encore en vie, j’avais commencé à penser à lui au passé depuis que ses dernières mésaventures lui avaient coûté les pieds, les mains et la langue. Il n’était certainement pas d’attaque pour m’imposer une justice bien méritée. Cependant, je savais parfaitement qu’il s’en présenterait un jour un nouveau.

L’intimité était donc un point essentiel. Je n’avais jamais fait le fanfaron concernant mes effets personnels, tant s’en faut. Autant que je sache, personne n’avait vu ma petite boîte de souvenirs. Mais je n’avais encore jamais eu une fiancée qui faisait le ménage pour moi, ni deux enfants curieux souhaitant fouiner dans mes affaires pour apprendre comment marcher sur les traces de leur petit père Dexter.

Rita semblait comprendre mon besoin d’avoir mon espace à moi, tout en ignorant les raisons qui me motivaient ; elle avait donc sacrifié sa pièce de couture pour la transformer en un lieu rebaptisé « le bureau de Dexter ». À terme, il abriterait mon ordinateur, mes quelques livres et CD ainsi que, je suppose, ma petite boîte en bois de rose. Mais comment allais-je bien pouvoir la laisser là ? Je m’imaginais sans problème l’expliquer à Cody et Astor, mais que dire à Rita ? Devais-je essayer de la cacher ? Creuser un passage secret derrière une fausse étagère qui mènerait par un escalier en colimaçon à mon lugubre repaire ? Devais-je introduire la boîte dans un faux flacon de mousse à raser ? Il y avait là un léger problème.

Jusqu’à présent, j’avais évité la nécessité de trouver une solution en conservant mon appartement. Mais j’avais rangé quelques objets simples dans mon bureau, tels que mes couteaux à viande et le ruban adhésif dont la présence pouvait facilement s’expliquer par mon goût pour la pêche. La solution viendrait plus tard. A présent, je sentais des doigts glacés tapoter et chatouiller ma colonne vertébrale, et je voulais à tout prix être à l’heure pour mon rendez-vous avec un jeune homme très gâté.

Alors, je me rendis dans mon bureau à la recherche d’un sac de sport bleu marine que j’avais conservé pour les grandes occasions, afin d’y dissimuler le couteau et le ruban adhésif. Je le sortis du placard, avec sur les lèvres le goût de l’attente fébrile, puis y glissai mes jouets : un nouveau rouleau de gros Scotch, un couteau à viande, des gants, mon masque de soie et une corde en Nylon pour les urgences. Fin prêt. Je sentais mes veines vibrer sous l’excitation la plus vive, j’entendais la folle musique monter crescendo au fond de mes oreilles, le pouls assourdissant du Passager qui me poussait dehors, m’incitant à l’action. Je me retournai pour sortir…

… Et me retrouvai nez à nez avec deux enfants aussi graves l’un que l’autre, qui me dévisageaient d’un air rempli d’attente.

— Il veut venir, dit Astor, et Cody hocha la tête, me fixant sans ciller de ses grands yeux.

J’ai la réputation d’avoir la parole facile et beaucoup d’esprit, mais tandis que je me répétais mentalement les mots d’Astor et essayais de leur donner une tout autre signification, je ne réussis à émettre qu’un son à peine humain, quelque chose du style « i heu vé ki ».

— Avec toi, reprit Astor patiemment, comme si elle s’adressait à un demeuré. Cody veut venir avec toi ce soir.

A posteriori, il paraît évident que le problème allait se présenter tôt ou tard. Et, il faut me rendre cette justice, je m’y attendais – mais pas tout de suite. Pas maintenant. Pas juste avant ma nuit du besoin. Pas lorsque chacun de mes poils se dressait sur ma nuque et que je frémissais de l’irrésistible et pure envie de me glisser dehors avec ma fureur inoxydable…

La situation exigeait une sérieuse réflexion, pourtant tous mes nerfs m’ordonnaient de sauter par la fenêtre et de filer dans la nuit. Mais ils étaient là devant moi, alors je pris une grande inspiration et réfléchis à leur cas.

L’âme brillante et pénétrante de Dexter le justicier a été modelée par un traumatisme d’enfance si violent que je l’ai complètement refoulé. Il m’a fait tel que je suis, et si j’étais capable de sentiments je pleurnicherais et me lamenterais sans doute. Cody et Astor avaient été marqués de la même façon, si bien que le monde de la lumière et de l’innocence leur était à tout jamais fermé. Comme l’avait pressenti mon très sage père adoptif en m’élevant, il n’y avait pas moyen de revenir en arrière, impossible de ramener le serpent dans l’œuf.

Mais Harry m’avait formé, m’avait dressé en une créature qui ne chassait que les autres prédateurs, les autres monstres et vampires qui, déguisés en êtres humains, traquaient leur gibier à travers la ville. J’éprouvais l’irrépressible envie de tuer, et l’éprouverais toujours, mais Harry m’avait appris à ne m’occuper que de ceux qui, d’après ses stricts critères de flic, en avaient réellement besoin.

Lorsque j’avais découvert que Cody était comme moi, je m’étais promis de poursuivre la voie de Harry : transmettre ce que je savais à ce garçon et le conduire sur le droit chemin de l’ombre. Mais c’était toute une galaxie de complications, d’explications et d’enseignements. Harry avait passé près de dix ans à me fourrer tout ça dans le crâne avant de m’autoriser à jouer avec des partenaires plus compliqués que des animaux errants. Je n’avais pas encore commencé avec Cody, et même si je ne cherchais pas à être un maître Jedi, il n’était pas question que je débute maintenant. Cody devait un jour réussir à accepter sa différence, et je souhaitais l’aider, mais pas ce soir. Pas la nuit où la lune m’appelait d’un ton si engageant derrière la fenêtre, m’attirant à elle comme un aimant.

— Je ne vais… commençai-je, préférant nier.

Mais ils me fixaient avec une expression de certitude si touchante que je m’arrêtai net.

— Non, finis-je par dire. Il est beaucoup trop jeune.

Ils échangèrent un regard, très furtif, mais qui semblait contenir toute une conversation.

— Je l’avais prévenu que tu répondrais ça, dit Astor.

— Tu avais raison, répliquai-je.

— Mais Dexter, poursuivit-elle, tu nous as dit que tu nous montrerais des trucs.

— Je le ferai, dis-je, sentant les doigts glacés remonter lentement ma colonne vertébrale et chercher à prendre le contrôle, à me pousser vers la porte, mais pas maintenant.

— Quand ? demanda-t-elle.

Je les considérai tous deux et éprouvai un mélange de sentiments étranges : une envie folle de sortir avec mon couteau à la main et le désir d’envelopper ces enfants dans une couverture et de tuer tout ce qui s’approchait d’eux. Et dans un recoin de mon être aussi, pour parachever le tout, l’envie de cogner leurs petites têtes bornées l’une contre l’autre.