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— Angel, appelai-je. C’est bien une tête de femme que je vois là ?

Il fit signe que oui et pointa son stylo vers la tête.

— Ta frangine dit que c’est sans doute celle de la fille du musée. Ils l’ont mise là parce que ce type était une vraie tarlouze.

J’observai la façon dont la chair avait été tranchée sur les deux parties, l’une au-dessus des épaules, l’autre juste en dessous du menton. L’incision de la tête reproduisait ce que nous avions vu auparavant ; c’était un travail très soigné. Mais celle du corps qui devait être Manny était beaucoup plus grossière, comme faite dans la précipitation. Les bords des deux plaies avaient été poussés l’un contre l’autre, mais bien entendu ils ne coïncidaient pas. Même tout seul, sans les marmonnements intérieurs du Passager, j’étais capable de voir que ce cas était différent, et un mince doigt glacé parcourant furtivement ma nuque me suggéra que cette différence pouvait être capitale, mais en dehors de cette vague intuition très insuffisante, je ne ressentais qu’un gros malaise.

— Il y a un autre corps ? demandai-je à Angel, me souvenant du pauvre Franky martyrisé.

Angel haussa les épaules sans lever les yeux.

— Dans la chambre, répondit-il. Il a juste été poignardé avec un couteau de boucher. On lui a laissé la tête.

Il semblait un peu offusqué que l’on se soit donné toute cette peine et qu’on laisse la tête, mais à part ça il n’avait pas l’air d’avoir grand-chose à me dire, alors je m’éloignai, rejoignant ma sœur, à présent accroupie à côté de Camilla.

— Salut, sœurette ! lançai-je avec une gaieté que je ne ressentais pas, et je ne devais pas être le seul car elle ne leva même pas les yeux vers moi.

— Bon sang, Dexter ! A moins que tu aies de bonnes nouvelles pour moi, fous le camp d’ici.

— Elles ne sont pas exactement bonnes, répondis-je. Mais le type dans la chambre s’appelle Franky. L’autre, c’est Manny Borque, dont on a parlé dans de nombreux magazines.

— Comment tu sais tout ça, bordel ?

— Eh bien, c’est un peu gênant, mais je suis peut-être une des dernières personnes à les avoir vus vivants.

Elle se redressa.

— Quand ça ?

— Samedi matin. Vers 10 h 30. Ici même.

Et j’indiquai du doigt la tasse de café qui était toujours posée sur la table :

— Ce sont mes empreintes, là.

Deborah me dévisageait, interloquée.

— Tu connaissais ce type ? C’était un ami à toi ?

— Je l’ai embauché comme traiteur pour mon mariage. Il était censé faire un excellent boulot.

— Mmm. Alors qu’est-ce que tu faisais là un samedi matin ?

— Il avait augmenté le prix, expliquai-je. Je voulais l’en dissuader.

Elle jeta un coup d’œil circulaire à l’appartement et embrassa la vue sur l’Océan, qui devait valoir un million de dollars.

— Combien il te demandait ?

— Cinq cents dollars l’assiette.

Sa tête se tourna brusquement vers moi.

— Cinq cents dollars l’assiette ?

— C’est un peu excessif, non ? Enfin, c’était.

Deborah se mordilla la lèvre un long moment sans ciller, puis elle m’attrapa par le bras et m’entraîna à l’écart. J’apercevais un petit pied dépassant de la cuisine où le cher défunt avait expiré, mais Deborah m’emmena plus loin, à l’autre bout de la pièce.

— Dexter, jure-moi que tu n’as pas tué ce type.

Je l’ai déjà signalé maintes fois : je n’ai pas de véritables sentiments. Je me suis longtemps entraîné pour réagir comme les êtres humains dans toutes les situations imaginables, mais là je fus pris de court. Quelle est l’expression faciale adéquate lorsqu’on est accusé de meurtre par sa sœur ? Le choc ? La colère ? L’incrédulité ? Ce cas, autant que je sache, n’était pas abordé dans les manuels.

— Deborah… dis-je.

Piètre réponse, mais rien d’autre ne me vint à l’esprit.

— Parce que tu ne t’en tireras pas comme ça avec moi. Pas pour un truc aussi grave.

— Jamais je ne… balbutiai-je. Ce n’est pas…

C’était vraiment trop injuste. D’abord le Passager noir m’abandonnait, et maintenant ma sœur et mon bel esprit me lâchaient en même temps. Tous les rats quittaient le navire Dexter tandis qu’il sombrait lentement.

Je pris une profonde inspiration et tentai d’inciter mon équipage à écoper. Deborah était la seule personne sur Terre à savoir exactement ce que j’étais ; et bien qu’elle eût encore un peu de mal à se faire à l’idée, je pensais qu’elle avait saisi les limites très strictes établies par Harry, son père, et compris aussi que je ne les franchirais jamais. Apparemment je me trompais.

— Deborah. Pourquoi je…?

— Arrête tes conneries. On sait tous les deux que tu aurais très bien pu le tuer. Tu étais là au bon moment. Et tu as un excellent mobile : ne pas payer près de 50 000 dollars. C’est ça, ou alors je suis obligée de croire que c’est un type incarcéré qui l’a tué.

Étant un humain artificiel, je suis extrêmement lucide la plupart du temps, libre de toute émotion. J’avais l’impression, cependant, de me retrouver dans des sables mouvants. J’étais surpris et déçu qu’elle m’imagine faisant un aussi sale boulot ; j’aurais voulu lui signifier que si j’avais été le tueur, elle n’en aurait jamais rien su, mais c’était sans doute un peu déplacé. De toute façon, je souhaitais surtout lui assurer que ce n’était pas moi, alors je pris une nouvelle inspiration et choisis plutôt de répondre :

— Je te le jure.

Ma sœur me fixa longuement du regard.

— Crois-moi, insistai-je.

— D’accord, dit-elle. Tu as intérêt à dire la vérité.

— C’est la vérité. Ce n’est pas moi qui l’ai tué.

— Alors c’est qui ?

— Je ne sais pas. Et je ne… Je n’ai aucune idée sur le sujet.

— Et pourquoi je te croirais ?

Était-ce le moment de lui parler du Passager noir et de son absence actuelle ? Plusieurs impressions contradictoires et désagréables me traversaient. S’agissait-il d’émotions, qui venaient battre la côte sans défense de Dexter, comme d’immenses vagues de boue toxique ? Si c’était le cas, je comprenais enfin pourquoi les humains étaient des créatures aussi misérables. C’était une expérience atroce.

— C’est pas facile à dire. Je n’en ai jamais parlé.

— C’est le moment idéal pour commencer.

— Je, euh… J’ai un truc à l’intérieur de moi, bredouillai-je, conscient d’avoir l’air idiot et sentant une étrange chaleur me monter aux joues.

— Comment ça ? Tu as un cancer ?

— Non, non, c’est… J’entends, euh… Il me dit des trucs, lui expliquai-je.

Je ne sais pourquoi, il fallait que je détourne les yeux. Il y avait la photographie d’un torse d’homme nu au mur ; je regardai de nouveau Deborah.

— Nom de Dieu ! s’exclama-t-elle. Tu veux dire que tu entends des voix ? Nom de Dieu, Dex.

— Non. Ce n’est pas comme entendre des voix. Pas exactement.

— Alors c’est quoi, bordel ?

Je dus me concentrer sur le torse nu puis expirer un grand coup avant de pouvoir affronter le regard de Deborah.

— Lorsque j’ai mes fameuses intuitions à propos de… tu sais… sur un lieu de crime, c’est parce que… ce truc me les souffle.

Le visage de Deborah était figé, pétrifié, comme si elle était en train d’écouter la confession d’actes terribles – ce qui était le cas.