— Alors, qu’est-ce qu’il te dit ? Eh, attention, c’est quelqu’un qui se prend pour Batman qui a fait ça !
— À peu près. Juste, tu sais, les petites intuitions que j’avais avant.
— Que tu avais avant ?
Je n’arrivais pas à la fixer du regard.
— Il est parti, Deborah. Quelque chose par rapport à toute cette histoire de Moloch l’a fait fuir. Ce n’est jamais arrivé.
Elle garda le silence un long moment, et je ne voyais pas de raisons de le rompre.
— Tu avais parlé à papa de cette voix ?
— Jamais eu besoin. Il savait.
— Et les voix sont parties maintenant ?
— Il n’y en a qu’une.
— Et c’est pour ça que tu ne me dis rien sur toute cette affaire ?
— Oui.
Deborah grinça des dents si fort que je les entendis crisser. Puis elle souffla bruyamment, sans desserrer les mâchoires.
— Soit tu me mens parce que tu as tué ce type, siffla-t-elle, soit tu me dis la vérité et tu es un putain de psychopathe.
— Deb…
— Qu’est-ce que je préfère croire, d’après toi, Dexter ? Hein ? Qu’est-ce qui est mieux ?
Je ne crois pas avoir ressenti de véritable colère depuis mon adolescence, et encore à l’époque ce n’était peut-être pas ça. Mais avec la disparition du Passager noir et ma descente progressive dans les affres de l’humanité, toutes les vieilles barrières qui existaient entre moi et la vie normale étaient en train de s’effondrer, et ce que j’éprouvais à présent devait être très proche du sentiment authentique.
— Deborah, si tu ne me fais pas confiance et si tu penses que c’est moi le coupable, je me fous de ce que tu préfères croire.
Elle me dévisagea méchamment, et pour la toute première fois je soutins son regard.
— Il faut quand même que je signale ta visite. Officiellement, tu n’as plus le droit d’être mêlé à cette affaire.
— Rien ne pourrait me combler davantage, rétorquai-je.
Elle me fixa encore un instant, puis elle me tourna le dos pour rejoindre Camilla Figg. Je continuai à l’observer un moment avant de me diriger vers la porte.
Il n’y avait plus de raison de rester là, surtout dans la mesure où l’on m’avait signifié, de manière officielle autant qu’officieuse, que ma présence n’était pas la bienvenue. J’aurais aimé pouvoir dire que j’étais froissé, mais j’étais encore trop en colère pour ressentir autre chose. Et, j’avoue, j’avais toujours trouvé assez choquant que l’on puisse m’aimer : c’était presque un soulagement de voir Deborah se comporter de façon raisonnable pour une fois.
Dexter était donc en vacances, mais bizarrement je ne vivais pas cela comme une victoire, tandis que je me dirigeais vers la porte et l’exil.
J’étais en train d’attendre l’ascenseur lorsque je fus assailli par un cri rauque :
— Hé !
Je me tournai et vis un vieil homme furieux foncer vers moi, en sandales et chaussettes noires qui arrivaient presque au niveau de ses genoux noueux. Il portait également un short bouffant ainsi qu’une chemise en soie, et il affichait un air outragé.
— Vous êtes la police ? aboya-t-il.
— Pas la force entière.
— Et mon journal, alors ?
Je fais mon possible pour être poli quand il n’y a pas d’autre solution, je souris donc de façon rassurante à ce vieux cinglé.
— Vous n’avez pas apprécié votre journal ? demandai-je.
— Je n’ai pas eu mon foutu journal ! hurla-t-il, virant au mauve sous l’effort. J’ai appelé la police et la fille noire au téléphone m’a dit d’appeler le journal ! J’ai vu le gamin le voler, et elle me raccroche au nez.
— Un gamin vous a volé votre journal ? répétai-je.
— Qu’est-ce que je viens juste de vous dire ? cria-t-il, et il commençait à avoir une voix perçante. Pourquoi je paie ces fichus impôts si c’est pour m’entendre dire ça ? Et elle s’est moquée de moi, par-dessus le marché !
— Vous auriez pu vous procurer un autre journal, lui dis-je d’un ton apaisant.
Il ne sembla pas s’apaiser.
— Comment ça, me procurer un autre journal ? C’est samedi matin, je suis en pyjama, et il faudrait que j’aille acheter un autre journal ? C’est à vous d’attraper les criminels !
L’ascenseur émit un ding assourdi pour annoncer enfin son arrivée, mais je n’étais plus intéressé parce qu’une pensée m’était venue. De temps à autre, en effet, il m’arrive d’en avoir. La plupart d’entre elles ne parviennent jamais à la surface, sans doute à cause de ces longues années à essayer d’avoir l’air humain ; mais celle-ci remonta lentement et, telle une bulle de gaz, éclata gaiement dans mon cerveau.
— Samedi matin ? Vous vous souvenez de l’heure ?
— Bien sûr que je me souviens de l’heure ! Je leur ai dit quand j’ai appelé, 10 h 30, un samedi matin, et le gamin est en train de me voler mon journal !
— Comment savez-vous qu’il s’agissait d’un gamin ?
— J’ai regardé à travers mon judas, voilà comment ! brailla-t-il. Je devrais sortir dans le couloir sans vérifier peut-être, avec le boulot que vous faites, vous autres ? Pas question !
— Quand vous dites « gamin », quel âge voulez-vous dire exactement ?
— Écoutez, monsieur. Pour moi, toutes les personnes de moins de soixante-dix ans sont des gamins. Mais celui-là avait peut-être vingt ans, et il avait un sac sur le dos comme ils ont tous.
— Vous pouvez me décrire ce garçon ?
— Je ne suis pas aveugle, rétorqua-t-il. Il s’est redressé avec mon journal à la main ; il avait un de ces foutus tatouages qu’ils portent tous maintenant, juste là sur le cou !
Je sentis de légers doigts métalliques effleurer ma colonne vertébrale, et même si je connaissais la réponse je posai malgré tout la question :
— Quel genre de tatouage ?
— Une imbécillité, un de ces symboles japonais. On n’a pas battu ces diables de Jap pour acheter leurs voitures et tatouer leurs gribouillis sur nos gamins, que je sache !
Il avait l’air tout juste de s’échauffer, et si j’admirais réellement son incroyable vigueur à son âge, je sentis qu’il était temps de l’adresser aux autorités compétentes, représentées en l’occurrence par ma sœur ; cela fit naître en moi une petite lueur de satisfaction, car non seulement je lui offrais un meilleur suspect que Dexter le détraqué, mais je lui infligeais par la même occasion ce vieux croûton comme légère punition pour m’avoir suspecté.
— Venez avec moi, dis-je au vieil homme.
— Je ne vais nulle part.
— Vous ne voulez pas parler à un enquêteur ? demandai-je, et toutes les heures à pratiquer mon sourire durent payer parce qu’il fronça les sourcils, regarda autour de lui, puis finit par dire « Bon, d’accord » avant de me suivre dans l’appartement, où Deborah parlait d’un ton hargneux à Camilla Figg.
— Je t’ai dit de ne pas approcher, déclara-t-elle avec toute la chaleur et le charme que j’attendais d’elle.
— Bon, alors je ne te présente pas le témoin ?
Deborah ouvrit la bouche, puis la ferma et l’ouvrit plusieurs fois d’affilée, à croire qu’elle s’efforçait de respirer comme un poisson.
— Tu ne peux pas… Ce n’est pas… Nom de Dieu, Dexter, bredouilla-t-elle enfin.
— Si, je peux… Et si, ça l’est… Lui seul jugera, répliquai-je. Mais en attendant, ce gentil vieux monsieur a quelque chose d’intéressant à te dire.
— Non, mais de quel droit m’appelez-vous « vieux »? pro-testa-t-il.
— Voilà le brigadier-chef Morgan, lui dis-je. C’est elle la responsable.