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Lorsque j’arrivai au travail ce matin-là, je n’eus pas le loisir de réfléchir davantage au problème parce que je fus appelé aussitôt sur les lieux d’un double homicide dans une maison tranquille du Grove où l’on cultivait la marijuana. Deux adolescents avaient été ligotés, découpés puis fusillés plusieurs fois, pour faire bonne mesure. J’aurais dû être horrifié ; j’étais en réalité soulagé d’avoir l’occasion de voir des cadavres qui n’avaient été ni brûlés ni décapités. Je pulvérisai mon Luminol ici et là, presque heureux d’effectuer une tâche qui permettait à l’atroce musique de s’estomper un moment.

Mais cela me donna également le temps de penser. Je voyais des scènes de ce genre tous les jours, et neuf fois sur dix les tueurs expliquaient leur acte par des phrases telles que « J’ai complètement disjoncté » ou « Quand je me suis aperçu de ce que je faisais, c’était trop tard ». De belles excuses, que je trouvais toujours assez amusantes, car personnellement je savais toujours très bien ce que je faisais.

Mais une pensée s’imposa soudain : j’avais été incapable de m’occuper de Starzak sans mon Passager noir. Cela signifiait que mon talent résidait en lui et non en moi. Cela pouvait aussi signifier que toutes les personnes qui « disjonctaient » accueillaient provisoirement une présence similaire.

Jusqu’à présent, la mienne ne m’avait jamais quitté ; elle avait élu domicile chez moi, ne traînait pas dans les rues pour se faire prendre en stop par le premier bougre mal luné qui se présentait.

D’accord, retenons cette idée. Admettons que certains Passagers vagabondent et que d’autres fassent leur nid quelque part. Cela pouvait-il expliquer ce que Halpern avait présenté comme un rêve ? Était-il possible qu’un truc soit entré en lui, l’ait obligé à tuer les deux filles, puis l’ait ramené à la maison et bordé dans son lit avant de repartir ?

Je l’ignorais. Mais je savais que si cette idée avait quelque fondement, je n’étais pas tiré d’affaire.

Lorsque je regagnai le bureau, l’heure du déjeuner était passée, et j’avais un message de Rita me rappelant que nous avions rendez-vous à 14 h 30 avec son ministre. Et par « ministre », je n’entends pas ceux qui composent le gouvernement, mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, ceux que l’on trouve dans les églises. En ce qui me concerne, j’étais toujours parti du principe que s’il existait réellement un Dieu, Il n’aurait jamais laissé un être comme moi prospérer.

Mais la distance que je maintenais avec les édifices religieux touchait à sa fin, car Rita souhaitait voir son propre ministre célébrer notre mariage, et apparemment il avait besoin de vérifier mon passeport humain avant d’accepter sa mission. Certes, il n’avait pas fait du très bon boulot la fois d’avant, vu que le premier mari de Rita était accro au crack et la battait régulièrement : le révérend n’avait pas réussi à détecter ces failles. Et s’il avait raté quelque chose d’aussi flagrant cette fois-là, il y avait de fortes chances pour qu’il ne soit pas plus perspicace avec moi.

Rita, néanmoins, vouait une grande confiance à cet homme ; nous nous rendîmes donc dans une vieille église bâtie autour d’un bloc de corail sur un terrain envahi de végétation à Coconut Grove, à moins d’un kilomètre du lieu où j’avais travaillé le matin. Rita y avait été confirmée, m’expliqua-t-elle, et elle connaissait le pasteur depuis très longtemps. C’était important, apparemment, et je veux bien le croire, vu ce que j’avais appris à propos de plusieurs hommes de Dieu durant l’exercice de mon hobby – ou plutôt, mon ancien hobby.

Le révérend Gilles nous attendait dans son bureau – mais peut-être appelait-on cela un cloître, une retraite, quelque chose comme ça. Le presbytère m’avait toujours semblé désigner le cabinet médical où vont consulter les presbytes. Peut-être s’agissait-il d’une sacristie ; j’avoue ne pas être au point sur la terminologie. Ma mère adoptive, Doris, avait eu à cœur de m’envoyer à l’église quand j’étais plus jeune ; mais après quelques incidents regrettables qui rendaient les choses légèrement problématiques, Harry était intervenu.

Le bureau du révérend était bordé d’étagères remplies de livres aux titres invraisemblables, qui devaient donner des conseils très judicieux à propos de choses que Dieu n’approuvait pas. Il y en avait quelques-uns aussi qui offraient un éclairage sur l’âme féminine, et d’autres qui fournissaient des informations sur la façon de faire travailler Jésus pour soi, mais pas au revenu minimum. Il y en avait même un qui traitait de la chimie chrétienne, ce qui me parut un peu extravagant, à moins qu’il ne contînt la formule de la transformation de l’eau en vin.

Beaucoup plus intéressant était un ouvrage dont la reliure affichait des inscriptions gothiques. Je penchai la tête pour voir le titre ; c’était par simple curiosité, mais en le lisant j’éprouvai un choc, comme si mon œsophage s’était soudain empli de glace.

La Possession démoniaque : rêve ou réalité ? indiquait-il, et ces mots firent un tilt.

Je vais sans doute passer pour un parfait imbécile de n’y avoir jamais pensé, mais le fait est que cela ne m’avait pas une seule fois traversé l’esprit. Le démon a des connotations tellement négatives… Et tant que ma Présence était là, il n’y avait aucun besoin de la définir en ces termes ésotériques. C’était seulement maintenant, avec sa disparition, que je cherchais une explication. Et pourquoi pas celle-ci ? Elle avait un côté un peu démodé, mais sa vétusté même semblait plaider en sa faveur, établissant un rapport entre ce qui m’arrivait aujourd’hui et toutes ces idioties liées à Salomon et à Moloch.

Le Passager noir était-il un démon ? Et son absence signifiait-elle qu’il avait été exorcisé ? Mais par quoi ? Quelque chose d’extrêmement bon ? Je n’avais pas le souvenir d’avoir rencontré quoi que ce soit de cet ordre durant ma vie entière. Plutôt tout le contraire.

Mais quelque chose de très très mauvais pouvait-il chasser un être maléfique ? Qu’est-ce qui est pire qu’un démon ? Moloch, peut-être. A moins qu’un démon n’eût le pouvoir de s’expulser de lui-même pour une raison ou pour une autre.

Je tentai de me rassurer en me disant qu’au moins, à présent, je me posais les bonnes questions, mais ce n’était pas d’un grand réconfort. Mes pensées furent de toute façon interrompues, car la porte s’ouvrit et le révérend Gilles entra d’un air dégagé, un sourire radieux aux lèvres, tout en marmonnant :

— Bien, bien, bien.

Le ministre avait la cinquantaine et paraissait bien nourri ; le commerce de la dîme devait marcher. Il vint directement vers nous et prit Rita dans ses bras en lui faisant une bise sur la joue, avant de m’offrir une chaleureuse poignée de main très virile.

— Bien, commença-t-il en m’adressant un sourire prudent. Alors c’est vous, Dexter ?

— Je suppose que oui, répliquai-je. Je n’y suis pas pour grand-chose.

Il hocha la tête, comme si mes paroles lui paraissaient logiques.

— Asseyez-vous, je vous en prie. Mettez-vous à l’aise, nous dit-il en contournant le bureau pour aller s’installer dans un grand fauteuil pivotant.

Je le pris au mot et me laissai aller au fond d’un siège en cuir rouge qui était en face de son bureau, mais Rita posa à peine les fesses au bord du sien.

— Rita, dit-il en souriant toujours. Alors, alors… Te voici à retenter ta chance ?

— Oui, je… C’est que… Je crois que oui, balbutia-t-elle en devenant écarlate. Je veux dire oui.

Elle me regarda avec un grand sourire ému et ajouta :

— Oui, je suis prête.

— Bon, répondit-il, puis son expression de tendre sollicitude se tourna vers moi. Et vous, Dexter, j’aimerais vraiment en savoir un peu plus sur vous.