— Eh bien, pour commencer, je suis soupçonné de meurtre, déclarai-je modestement.
— Dexter ! s’indigna Rita en rougissant encore plus, si c’était possible.
— La police pense que vous avez tué quelqu’un ? demanda le révérend Gilles.
— Pas exactement. Juste ma sœur.
— Dexter travaille dans le secteur médico-légal, s’empressa d’expliquer Rita. Sa sœur est brigadière. Il, euh, il blaguait pour le reste.
De nouveau il hocha la tête en me regardant.
— Le sens de l’humour est un atout essentiel dans toute relation, affirma-t-il.
Il s’interrompit quelques secondes, semblant soudain très pensif et encore plus sincère, puis il me demanda :
— Quels sont vos sentiments à l’égard des enfants de Rita ?
— Oh, Cody et Astor adorent Dexter, rétorqua Rita, visiblement soulagée de voir que nous avions laissé de côté mon statut de suspect.
— Mais que ressent Dexter à leur égard ? insista-t-il.
— Je les aime beaucoup.
— Bon, bon. Les enfants peuvent parfois être un fardeau. Surtout quand ce ne sont pas les siens.
— Cody et Astor savent très bien être un fardeau, répliquai-je. Mais ça ne me dérange pas.
— Ils vont avoir besoin de repères. Avec tout ce qu’ils ont vécu.
— Oh, ils peuvent compter sur moi, dis-je, mais comme il valait mieux ne pas trop entrer dans les détails, j’ajoutai qu’ils étaient impatients de marcher sur mes pas.
— Parfait, répondit-il. Alors nous verrons ces enfants à l’instruction religieuse, n’est-ce pas ?
Cela me semblait un chantage éhonté dans le but de s’assurer de nouvelles recrues pour la quête du dimanche, mais Rita hocha la tête avec conviction, alors j’approuvai aussi. Par ailleurs, j’étais à peu près certain que, quoi qu’on leur enseigne, Cody et Astor trouveraient leur réconfort spirituel ailleurs.
— Bon, et vous deux ? poursuivit-il en se renversant dans son fauteuil et en se frottant le dos d’une main contre la paume de l’autre. Une relation amoureuse aujourd’hui nécessite d’être solidement ancrée dans la foi, déclara-t-il en me regardant de façon appuyée. Dexter, qu’en pensez-vous ?
Nous y étions. Tôt ou tard, bien sûr, un homme d’Église allait prêcher pour sa paroisse. J’ignore s’il est plus grave de mentir à un pasteur qu’à toute autre personne, mais je souhaitais en terminer rapidement et le moins péniblement possible avec cet entretien, ce qui n’aurait pas été le cas si j’avais dit la vérité. Imaginons que je sois franc et déclare : « Oui, j’ai une immense foi, mon révérend… en la cupidité et la stupidité humaines, et dans la joie d’un couteau acéré les nuits de clair de lune. J’ai foi en l’occulte, en l’impassible gloussement venant des ténèbres, en la précision absolue de la lame. Je ne connais pas le doute, révérend, parce que j’ai vu l’effroyable instant final, c’est à travers lui que je vis. »
Honnêtement, ce n’était pas le meilleur moyen de le tranquilliser, et puis je n’avais pas à craindre d’aller en enfer à cause d’un mensonge proféré à un pasteur. Si l’enfer existe, j’avais déjà une place réservée au premier rang. Alors j’affirmai simplement : « La foi est très importante », et il eut l’air satisfait.
— Bon, très bien, répondit-il en jetant un coup d’œil discret à sa montre. Dexter, avez-vous des questions concernant notre église ?
Requête tout à fait justifiée, sans doute, mais elle me prit de court, car j’avais envisagé cet entretien comme l’occasion de répondre à des questions, non d’en poser. J’aurais pu sans problème continuer durant plus d’une heure à offrir des réponses évasives, mais franchement, quelles questions y avait-il à poser ? Utilisaient-ils du jus de raisin ou du vin ? Leur panier pour la quête était-il en osier ou en métal ? Danser était-il un péché ? Je n’étais pas préparé. Et pourtant, le révérend Gilles avait l’air désireux de m’entendre à ce sujet. Alors je lui souris de façon rassurante et déclarai :
— À vrai dire, j’aimerais beaucoup savoir ce que vous pensez de la possession démoniaque.
— Dexter ! s’exclama Rita avec un sourire nerveux. Ce n’est pas… Tu ne peux pas…
Le pasteur leva une main.
— Ça va, Rita, dit-il. Je crois savoir ce que Dexter a en tête.
Il s’appuya contre son dossier, me gratifiant d’un sourire aimable et entendu.
— Ça fait un moment que vous n’avez pas été à l’église, non, Dexter ?
— Oui, un certain temps.
— Je pense que vous vous apercevrez que la nouvelle église est bien adaptée au monde moderne. La vérité essentielle de l’amour divin ne change pas. Mais parfois, la compréhension que nous en avons peut se modifier.
Il alla jusqu’à me faire un clin d’œil.
— Je pense qu’on peut partir du principe que les démons sont pour Halloween, et non pour l’office du dimanche, dit-il.
Eh bien, au moins j’avais une réponse, même si ce n’était pas celle que je cherchais. Je ne m’étais pas vraiment attendu à ce que le révérend Gilles sorte un grimoire et jette un sort, mais j’avoue que j’étais déçu.
— Bon, d’accord, dis-je.
— D’autres questions ? demanda-t-il avec un sourire fort satisfait. Concernant notre église, ou la cérémonie ?
— Oh non, répondis-je. Tout a l’air très simple.
— C’est ce que nous aimons à penser. Tant que notre priorité va au Christ, le reste trouve facilement sa place.
— Amen, conclus-je gaiement.
Rita me lança un drôle de regard, mais le pasteur ne releva pas.
— Bon, très bien, dit-il en se levant et en me tendant la main. Le 24 juin, alors. Mais j’espère vous voir avant. Nous avons un grand service contemporain à 10 heures tous les dimanches.
Il m’adressa de nouveau un clin d’œil et donna à ma main une pression des plus viriles.
— Vous serez amplement rentrés pour le match de foot, conclut-il.
— Fantastique, répondis-je, m’émerveillant qu’un commerce anticipe ainsi les besoins de ses clients.
Il lâcha ma main et attrapa Rita, la prenant dans ses bras.
— Rita, je suis très heureux pour toi.
— Merci, dit-elle en sanglotant sur son épaule.
Elle resta appuyée contre lui un instant tout en reniflant, puis se redressa, se frotta le nez et me regarda.
— Merci, Dexter, ajouta-t-elle.
De quoi, je l’ignorais, mais il est toujours agréable de ne pas se sentir exclu.
Chapitre 29
Pour la première fois depuis longtemps, j’étais impatient de rejoindre mon box au labo. Ce n’est pas que les éclaboussures de sang me manquaient ; je souhaitais juste approfondir l’idée qui m’était venue dans le bureau du révérend Gilles. La « possession démoniaque ». Cela sonnait plutôt bien. Je ne m’étais jamais senti possédé. Mais c’était au moins une forme d’explication qui avait un certain fondement historique, et j’avais hâte de la creuser.
Je commençai par vérifier mon répondeur et mes e-mails : aucun message, hormis un mémo d’usage du département nous rappelant de nettoyer le coin café. Aucune excuse servile de la part de Deb. Quelques coups de téléphone discrets m’apprirent qu’elle était en train d’essayer de coffrer Kurt Wagner : un grand soulagement puisque cela sous-entendait qu’elle n’était pas occupée à me pister.
Ce problème réglé et la conscience tranquille, je me mis à explorer la question de la possession démoniaque. Une fois de plus, ce bon vieux roi Salomon figurait en bonne place. Il avait apparemment été très proche d’un certain nombre de démons, dont beaucoup avaient des noms incroyables comportant plusieurs Z. Et il les avait commandés comme de véritables ouvriers, les obligeant à trimer et à construire son temple : ce fut un choc pour moi, car j’avais toujours cru que cet édifice était une bonne chose ; il devait bien y avoir à l’époque une loi interdisant le travail des démons. Non, c’est vrai, si nous nous insurgeons aujourd’hui contre les immigrants illégaux qui ramassent les oranges, tous ces patriarches devaient bien avoir des arrêtés contre les démons, non ?