Elle pinça les lèvres d’un air très désapprobateur et secoua énergiquement la tête.
— C’est pas des démons, rétorqua-t-elle. Pourquoi vous demandez ça ? Vous êtes journaliste ?
— Non, je suis simplement, euh, intéressé. Curieux.
— Curieux du voudoun ?
— Juste ce qui concerne la possession.
— Mmm, fit-elle, et sa réprobation s’accrut encore.
Pourquoi ? Il me semblait me souvenir d’une maxime affirmant que lorsque tout le reste a échoué, mieux vaut encore dire la vérité. C’était la seule solution que j’avais ; je tentai le coup.
— Je crois… enfin, je ne suis pas sûr… mais je pense avoir été possédé. Il y a quelque temps.
Elle me fixa durement du regard puis haussa les épaules.
— Ça se peut, finit-elle par répondre. Pourquoi vous dites ça ?
— J’avais juste, euh… l’impression, vous voyez… que quelqu’un d’autre était, euh, à l’intérieur de moi. En train de me regarder.
Elle cracha par terre, drôle d’attitude pour une femme aussi élégante, puis secoua la tête.
— Vous autres, les Blancs, lâcha-t-elle, vous nous capturez et nous apportez ici, vous nous prenez tout. Et puis quand on fait quelque chose avec le rien que vous nous avez laissé, vous voulez aussi en profiter. Hah ! Vous m’écoutez, Blanc ? Si l’esprit était entré en vous, vous le sauriez. C’est pas comme dans un film. C’est une grande bénédiction et, ajouta-t-elle avec un méchant petit sourire, ça arrive pas aux Blancs.
— Eh bien, justement… dis-je.
— Non. Si vous le voulez pas, si vous cherchez pas la bénédiction, elle vient pas.
— Mais je le veux !
— Hah ! Ça vous arrivera pas. Vous perdez mon temps.
Et elle se retourna pour repasser derrière le rideau de perles et regagner son arrière-boutique.
Je ne voyais pas l’utilité d’attendre qu’elle change d’avis ; je n’y croyais pas, et je doutais aussi que le vaudou apporte des réponses au problème du Passager. Elle avait dit que l’esprit venait seulement lorsqu’on l’appelait et que c’était une bénédiction. C’était une réponse différente au moins, mais je ne me rappelais pas avoir jamais invité le Passager noir à bord : il avait toujours été là. Juste au cas où, cependant, je m’immobilisai sur le trottoir devant le magasin et fermai les yeux. S’il te plaît, reviens, pensai-je.
Il ne se passa rien. Je montai dans la voiture et retournai au travail.
Quel choix intéressant, pensa le Guetteur. Le vaudou. L’idée ne manquait pas de logique, il ne pouvait le nier. Mais ce qui lui importait davantage, c’était ce que cette démarche révélait de l’autre. Il allait dans la bonne direction, et il était très proche du but.
Au prochain petit indice, il se rapprocherait encore un peu plus. Le jeune avait paniqué ; il avait presque réussi à s’échapper. Mais non. Il avait été très coopératif et s’apprêtait à recevoir sa récompense.
Tout comme l’autre.
Chapitre 30
Je venais à peine de m’asseoir lorsque Deborah fit irruption dans mon box et s’installa sur la chaise pliante en face de mon bureau.
— Kurt Wagner a disparu, m’annonça-t-elle.
J’attendis la suite, mais rien ne vint, alors je hochai simplement la tête.
— J’accepte tes excuses, déclarai-je.
— Personne ne l’a vu depuis samedi après-midi, poursuivit-elle. Son colocataire dit qu’il avait l’air complètement flippé, mais il n’a donné aucune explication. Il a juste changé de chaussures et il est parti. C’est tout. Il a laissé son sac à dos.
J’avoue que je m’animai un peu en entendant ces mots.
— Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? demandai-je.
— Des traces de sang, répondit-elle, l’air d’être prise en faute. Celui de Tammy Connor.
— Ben voilà, dis-je. C’est un bon indice.
Il ne me semblait pas très judicieux de m’étonner qu’elle ait chargé quelqu’un d’autre d’effectuer les analyses de sang.
— Ouais. C’est lui. C’est obligé. Il a tué Tammy, il a mis la tête dans son sac à dos puis il a tué Manny Borque.
— C’est ce qu’il semblerait. Dommage, je commençais juste à me faire à l’idée que j’étais coupable.
— Mais ça ne tient pas debout, bordel, grommela Deborah. C’est un étudiant sérieux, il fait partie de l’équipe de natation, il vient d’une bonne famille, tout ça.
— C’était quelqu’un de si gentil. Je n’arrive pas à croire qu’il ait commis ces horreurs…
— Bon, d’accord, dit Deborah. Je sais. C’est un gros cliché. Mais merde, que le type tue sa petite copine, O.K. À la rigueur sa colocataire, parce qu’elle l’a vu. Mais pourquoi les autres ? Et toutes ces conneries de feu, de têtes de taureaux, le quoi déjà, le Mollusque ?
— Moloch.
— C’est pareil. Ça ne tient pas debout, Dex. Enfin…
Elle détourna les yeux, et l’espace d’une seconde je crus qu’elle allait s’excuser, finalement.
— Mais non. S’il y a une logique, reprit-elle, c’est ton type de logique. Le genre de truc que tu piges. Il est, tu sais… Je veux dire, euh… C’est revenu ? Ton, euh…
— Non, il n’est pas revenu.
— Ah, fit-elle, merde !
— Tu as émis un avis de recherche pour Kurt Wagner ? demandai-je.
— Je sais faire mon boulot, Dex, rétorqua-t-elle. S’il est dans le secteur de Miami-Dade, on le chopera, et la police de l’État entier est alertée. S’il est en Floride, quelqu’un le trouvera.
— Et s’il n’est plus en Floride ?
Elle me dévisagea, et je vis poindre sur ses traits l’expression que son père, Harry, avait souvent eue avant de tomber malade, après tant d’années à exercer le métier de flic : la lassitude et un sentiment d’échec devenu habituel.
— Alors il s’en tirera sûrement. Et je serai obligée de t’arrêter pour sauver ma carrière.
— Bon, eh bien, dis-je, m’efforçant de rester joyeux face à une perspective si désolante, on n’a plus qu’à espérer qu’il conduit une voiture bien reconnaissable.
— C’est une Geo rouge, une mini-Jeep.
Je fermai les yeux. C’était une sensation très étrange. Tout le sang de mon corps semblait avoir reflué dans mes pieds.
— Tu as dit rouge ? m’entendis-je demander d’une voix remarquablement calme.
Il n’y eut pas de réponse ; j’ouvris les yeux. Deborah me fixait avec un air de suspicion si fort qu’il en était presque palpable.
— Qu’est-ce qui se passe, bordel ? C’est une de tes voix ?
— Une Geo rouge m’a suivi l’autre soir jusqu’à la maison, expliquai-je. Puis quelqu’un a essayé d’entrer chez Rita par effraction.
— Nom de Dieu ! lança-t-elle avec rage. Quand est-ce que tu allais m’en parler, bordel ?
— Dès que tu m’adresserais de nouveau la parole.
Deborah prit aussitôt une jolie teinte cramoisie et regarda ses chaussures.
— J’étais occupée, dit-elle d’un ton peu convaincant.
— Kurt Wagner aussi.
— Merde, d’accord, lâcha-t-elle, et je savais que c’était la seule forme d’excuse que j’obtiendrais. Oui, elle est rouge. Putain, je crois que ce vieux avait raison, ajouta-t-elle, le regard toujours baissé. Les salauds sont en train de gagner.
Je n’aimais pas voir ma sœur aussi déprimée. J’estimai qu’une petite remarque joyeuse s’imposait, quelques mots qui dissiperaient sa tristesse et ramèneraient un peu de gaieté dans son cœur, mais, hélas, rien ne me vint.