— Je veux dire, il avait l’air… Il avait juste l’air d’être… je ne sais pas. Je crois que c’était personnel, parce que je lui avais coupé la route ou un truc dans le genre.
Deborah me dévisagea d’un air furieux, puis elle parut accepter mon explication et se détourna en donnant un coup de pied dans le sable.
— De toute façon, on n’a rien d’autre, lança-t-elle. On ne perdra pas grand-chose à vérifier.
Cela ne me sembla pas une bonne idée de lui dire que j’avais déjà étudié son cas assez scrupuleusement, bien au-delà des limites des contrôles de police ordinaires. Alors, je me contentai d’approuver d’un signe de tête.
Chapitre 34
Il n’y avait pas grand-chose d’autre à voir sur l’île. Vince et ses collègues relèveraient tous les détails importants et notre présence n’aurait fait que les gêner. Deborah, impatiente, souhaitait retourner le plus vite possible à Miami pour aller intimider les suspects. Nous traversâmes donc la plage et remontâmes à bord de la vedette pour le court trajet de retour. Je me sentais un peu mieux au moment où je posai le pied sur le quai, et je me dirigeai aussitôt vers le parking.
Ne voyant pas Cody et Astor, j’allai trouver Air buté.
— Les gamins sont dans la voiture, déclara-t-il avant que je puisse ouvrir la bouche. Ils voulaient jouer aux gendarmes et aux voleurs avec moi. C’est pas une garderie ici, que je sache.
Il devait être convaincu que son allusion à la garderie était hilarante, alors je hochai la tête, le remerciai et me dirigeai vers la voiture de Deborah. Il me fallut avoir pratiquement le nez collé à la vitre pour voir Cody et Astor, et l’espace d’un instant, je me demandai où ils étaient. Puis je les aperçus, tapis sur la banquette arrière, levant des yeux immenses vers moi. J’essayai d’ouvrir la portière, mais elle était bloquée.
— Je peux entrer ? criai-je à travers la vitre.
Cody trifouilla la serrure puis ouvrit la portière.
— Qu’est-ce qui se passe ? leur demandai-je.
— On a vu l’homme qui fait peur, affirma Astor.
Je n’eus tout d’abord pas la moindre idée de ce qu’elle entendait par là ; j’ignore alors pourquoi je sentis la sueur dégouliner le long de mon dos.
— Comment ça, l’homme qui fait peur ? Tu veux dire le policier là-bas ?
— Dex-terrr, grogna Astor. J’ai dit qui fait peur, pas crétin. Comme la fois où on a vu les têtes.
— C’était le même homme ?
Ils échangèrent un regard, et Cody haussa les épaules.
— Peut-être, répondit Astor.
— Il a vu mon ombre, dit Cody de sa petite voix rauque.
J’étais content de le voir se confier ainsi mais, surtout, je savais à présent pourquoi la sueur coulait dans mon dos. Il avait déjà évoqué son ombre auparavant, et je n’avais pas relevé. Il était temps de l’écouter. Je grimpai sur la banquette arrière avec eux.
— Comment tu sais qu’il a vu ton ombre, Cody ?
— Il l’a dit, répondit Astor. Et Cody a vu la sienne.
Cody approuva de la tête, sans me quitter des yeux, en me regardant avec son expression circonspecte habituelle qui ne trahissait rien. Et cependant, je devinais qu’il me faisait entièrement confiance pour m’occuper du problème. J’aurais aimé pouvoir partager son optimisme.
— Quand tu dis ton ombre, lui demandai-je avec prudence, tu parles de celle que le soleil forme sur le sol ?
Cody fit non de la tête.
— Tu as une autre ombre que celle-là ?
Cody me regarda comme si je lui avais demandé s’il portait des chaussures, mais il hocha la tête.
— Dedans, expliqua-t-il. Comme celle que tu avais avant.
Je me laissai aller contre le dossier de la banquette, faisant semblant de respirer. Une ombre dedans. C’était une description parfaite : élégante, sobre, précise. Et d’ajouter que j’en avais une auparavant lui conférait un côté assez poignant, qui m’émouvait presque.
Bien entendu, être ému ne sert à rien, et je réussis en général à l’éviter. Dans ce cas précis, je me secouai mentalement tout en me demandant ce qu’il était arrivé aux fiers remparts de la forteresse Dexter, autrefois ornés du glorieux étendard de la raison. Je me rappelais très bien avoir été intelligent. Par quel mystère avais-je pu ne pas comprendre de quoi parlait Cody ?
Il avait vu un autre prédateur et l’avait reconnu lorsque son double obscur avait entendu le rugissement du monstre, tout comme il m’arrivait de les démasquer du temps où mon Passager vivait avec moi. Et l’autre avait reconnu Cody exactement de la même manière. Mais pourquoi cela aurait-il effrayé Cody et Astor, les poussant à se terrer dans la voiture ?
— Il vous a dit quelque chose, cet homme ? leur demandai-je.
— Il m’a donné ça, répondit Cody.
Il me tendit une carte de visite couleur chamois. Je la pris.
Elle comportait l’image stylisée d’une tête de taureau, identique à celle que je venais de voir autour du cou du cadavre, là-bas sur l’île. Et en dessous figurait une copie parfaite du tatouage de Kurt : M L K.
La portière avant de la voiture s’ouvrit, et Deborah plongea à l’intérieur.
— Allons-y, lança-t-elle. Reprends ta place.
Elle enfonça la clé de contact et démarra avant que j’aie le temps de me ressaisir.
— Attends une minute, dis-je dès que je pus articuler.
— Je n’ai pas une minute, putain. Ramène-toi.
— Il était là, Deb.
— Qui était là, bordel ?
— Je ne sais pas, admis-je.
— Alors comment tu peux savoir qu’il était là ?
Je me penchai et lui tendis la carte.
— Il a laissé ça.
Deborah attrapa la carte, y jeta un coup d’œil puis la lâcha sur le siège comme si elle était enduite de venin.
— Merde, dit-elle.
Elle éteignit le moteur.
— Où est-ce qu’il l’a laissée ?
— À Cody.
Elle tourna la tête et nous dévisagea tous les trois, l’un après l’autre.
— Pourquoi la laisserait-il à un gamin ?
— Parce que… commença Astor, mais je plaquai aussitôt ma main sur sa bouche.
— Ne nous interromps pas, Astor ! m’exclamai-je avant qu’elle se mette à parler des ombres.
Elle prit une bouffée d’air, puis se ravisa et resta assise sans rien dire, n’appréciant pas d’être bâillonnée, mais ne protestant pas. Nous gardâmes tous les quatre le silence pendant un moment.
— Pourquoi ne pas l’avoir coincée sur le pare-brise ou envoyée par la poste ? demanda Deborah. Et puis merde, pourquoi nous la donner tout court ? Pourquoi l’avoir imprimée, bordel ?
— Il l’a donnée à Cody pour nous intimider, répondis-je. C’est comme de dire : Vous voyez ? Je peux vous avoir là où vous êtes vulnérable.
— Il frime, constata Deborah.
— Oui, je crois.
— Nom de Dieu ! c’est la première fois qu’il fait quelque chose qui a du sens. Il veut jouer au chat et à la souris comme tous les autres psychopathes, eh bien, il va voir, je peux y jouer moi aussi, et je vais l’attraper ce fils de pute ! Mets cette carte dans une pochette pour les pièces à conviction, et essaie d’obtenir une description des gosses.
Elle ouvrit sa portière, bondit au-dehors et alla parler au gros flic, Suchinsky.
— Alors, dis-je à Cody et Astor, est-ce que vous vous rappelez comment était cet homme ?
— Oui, répondit Astor. On va vraiment jouer avec lui comme ta sœur a dit ?
— Elle ne voulait pas dire « jouer » comme quand vous jouez à cache-cache, expliquai-je. C’est plutôt qu’il nous met au défi de le trouver.