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Signe supplémentaire indiquant que je n’avais plus toute ma tête. Était-ce donc la fin de ce cher Dexter le détraqué ?

Le reste de la journée fut long et pénible, comme le sont, paraît-il, toutes les journées de travail. Pour moi, cela n’avait jamais été le cas. J’ai toujours été bien occupé et artificiellement heureux au bureau ; je n’ai jamais surveillé l’horloge, je ne me suis jamais plaint. Peut-être appréciais-je le travail parce que j’étais conscient qu’il faisait partie du jeu, de la grande blague de Dexter essayant de se déguiser en humain. Mais pour rire d’une bonne plaisanterie, il faut être au moins deux ; et puisque j’étais seul maintenant, privé de mon public intérieur, je ne voyais plus du tout ce qu’il y avait de drôle.

Je réussis vaillamment à passer la matinée ; je m’en fus voir un cadavre au centre-ville, puis je revins pour de futiles analyses de labo. Je terminai la journée en commandant des fournitures et en concluant un rapport. Alors que je rangeais mon bureau avant de partir, mon téléphone sonna.

— J’ai besoin de ton aide, lâcha ma sœur.

— Bien sûr, répliquai-je. Je suis content que tu l’admettes.

— Je suis de service jusqu’à minuit, poursuivit-elle, ignorant ma petite boutade. Et Kyle n’arrive pas à installer les volets tout seul.

Il m’arrive très souvent dans la vie de participer à une conversation et de m’apercevoir en plein milieu que je ne sais absolument pas de quoi on parle ; c’est très troublant, mais si tout le monde se rendait compte de la même chose, en particulier les gens de Washington, notre univers s’en porterait beaucoup mieux.

— Et pourquoi Kyle a-t-il besoin d’installer les volets ? demandai-je.

Deborah émit un grognement.

— Bon sang, Dexter, qu’est-ce que tu fais de tes journées ? Il y a un ouragan qui arrive.

J’aurais très bien pu lui répondre que quelles que soient mes occupations, je n’avais pas vraiment le loisir d’écouter les bulletins météo, mais je me contentai de dire :

— Ah oui, un ouragan ? C’est excitant, ça ! Depuis quand ?

— Essaie d’être là-bas vers 18 heures. Kyle t’attendra.

— D’accord, répondis-je.

Mais elle avait déjà raccroché.

Étant donné que je parle le Deborah couramment, j’aurais dû interpréter son coup de téléphone comme une sorte d’excuse officielle pour ses récentes marques d’hostilité. Elle en était peut-être venue à accepter le Passager noir, et cela d’autant plus qu’il était parti. J’aurais dû en éprouver une certaine satisfaction. Mais vu la journée que j’avais passée, sa requête fut juste une épine supplémentaire dans le pied de ce pauvre Dexter le démuni. En plus de tout le reste, voilà qu’un ouragan choisissait ce moment précis pour infliger ses nuisances : c’était d’une impudence absolue ! Mes souffrances ne cesseraient-elles donc jamais ?

Ma foi, l’existence n’était qu’une longue suite de misères. Que pouvais-je y changer ? Aussi je partis pour mon rendez-vous avec le chéri de Deborah, Kyle Chutsky.

Avant de démarrer, cependant, j’appelai Rita, qui, d’après mes calculs, ne devait pas tarder à rentrer.

— Dexter, répondit-elle hors d’haleine, je ne me rappelle pas combien de bouteilles d’eau on a à la maison, et la file chez Publix va jusque sur le parking.

— Eh bien, nous n’aurons qu’à boire de la bière.

— Je crois qu’on a ce qu’il faut pour les conserves, sauf que ça fait deux ans que le ragoût de bœuf est là, poursuivit-elle, n’ayant manifestement pas remarqué que j’avais parlé.

Alors je la laissai jacasser, espérant qu’elle finirait par s’arrêter.

— J’ai vérifié les lampes de poche il y a deux semaines. Tu te rappelles, le jour où le courant a été coupé pendant une demi-heure ? Et les réserves de piles sont dans le frigo, sur la dernière étagère, au fond. Cody et Astor sont avec moi ; il n’y a pas de garderie demain, mais quelqu’un à l’école leur a parlé de l’ouragan Andrew et je crois qu’Astor a un peu peur, alors quand tu rentreras tu pourrais peut-être discuter avec eux ? Leur expliquer que ce n’est qu’un gros orage et qu’il ne va rien nous arriver. Il va juste y avoir beaucoup de vent, du bruit, et les lumières s’éteindront un moment. Mais si tu vois sur le chemin un magasin qui n’est pas trop bondé, surtout arrête-toi et achète de l’eau, prends-en autant que tu peux. Et des glaçons aussi ; je crois que la glacière est toujours sur l’étagère au-dessus de la machine à laver, on pourra la remplir de glace et y installer toutes les denrées périssables. Ah, et au fait, ton bateau ? Il ne risque rien là où il est, ou il faut que tu le mettes à l’abri ? Je crois qu’on va pouvoir rentrer tout ce qui est dans le jardin avant la nuit, je suis sûre que ça va bien se passer, et puis après tout il ne va peut-être même pas arriver jusqu’ici.

— Bon, dis-je. Je serai là un peu plus tard ce soir.

— D’accord. Oh, ça alors, Winn-Dixie n’a pas l’air si plein. Bon, eh bien, on va essayer d’y aller, il y a juste une place sur le parking. À tout à l’heure !

Je n’aurais jamais cru cela possible, mais Rita pouvait se passer de respirer désormais. Ou peut-être n’avait-elle besoin de remonter prendre de l’air que toutes les heures, comme les baleines. En tout cas, c’était une prouesse impressionnante, et je me sentais beaucoup mieux préparé à présent pour aller installer les volets avec l’ami manchot de ma sœur. Je démarrai et me lançai sur la route.

Si la circulation à l’heure de pointe était toujours un chaos innommable, les jours d’ouragan, c’étaient de véritables scènes de fin du monde. Les gens conduisaient comme s’ils cherchaient à tuer toutes les personnes susceptibles de les empêcher d’acquérir leur stock de contreplaqués et de piles. Le trajet n’était pas long jusqu’à la petite maison de Deborah à Coral Gables, mais, lorsque je finis par me garer dans l’allée, j’avais l’impression d’avoir survécu à un rituel guerrier.

Dès que je descendis de voiture, la porte de la maison s’ouvrit toute grande et Chutsky apparut.

— Salut, vieux ! me héla-t-il.

Il agita d’un geste joyeux le crochet métallique qui remplaçait sa main gauche et vint à ma rencontre :

— C’est très sympa de venir m’aider. Ce diable de crochet pose problème pour fixer les écrous à ailettes.

— Et encore plus pour se curer le nez, répliquai-je, irrité par son enjouement face à son malheur.

Mais, loin de s’offusquer, il rit.

— Ouais. Et je t’explique pas quand il s’agit de se torcher. Allez, viens. J’ai tout sorti.

Je le suivis à l’arrière de la maison, où Deborah avait un petit patio envahi par la végétation. Sauf qu’à ma grande surprise il ne l’était plus. Les arbres dont les branches surplombaient la cour avaient été élagués, les mauvaises herbes qui poussaient entre les dalles avaient disparu. Il y avait trois rosiers soigneusement taillés et un parterre de fleurs ornementales, ainsi qu’un barbecue bien astiqué, dans un coin.

Je me tournai vers Chutsky et haussai les sourcils.

— Ouais, je sais. Ça fait un peu tapette, hein ? Je m’ennuie comme un rat mort à rester là sans rien faire, et puis de toute façon je suis plus ordonné que ta frangine.

— C’est très joli, dis-je.

— Mmm, fit-il, comme si je l’avais accusé d’être homo. Allez, débarrassons-nous de ce truc.

Il indiqua de la tête un tas de tôles ondulées alignées contre le mur : les volets antiouragans de Deborah. Les Morgan vivaient en Floride depuis deux générations, et Harry nous avait habitués à utiliser du bon matériel. À vouloir économiser un peu sur les volets, on risquait fort de dépenser bien plus à réparer la maison après. J’approuvais ce point de vue, d’autant plus que l’économie n’était pas vraiment une de mes préoccupations. J’étais toujours parti du principe que je serais mort ou emprisonné bien avant l’heure de la retraite.