Un vieil homme était assis là et m’observait simplement, mais sa vue me fut un choc.
— Nous en créons une nouvelle pour chaque sacrifice, ajouta-t-il. Entrez, Dexter.
Il ne paraissait pas très menaçant. Il était presque invisible, d’ailleurs, installé au fond d’un des grands fauteuils de cuir. Il se leva lentement, avec la prudence d’une personne âgée, et tourna vers moi un visage aussi froid et lisse qu’un galet.
— Nous vous attendions, reprit-il, bien qu’il fût visiblement seul dans la pièce. Entrez.
Est-ce en raison de ses paroles, du ton de sa voix, ou d’autre chose ? Lorsqu’il me regarda droit dans les yeux, j’eus soudain l’impression d’être privé d’air. Toute la fougue dont j’avais fait preuve pour mon évasion se trouva réduite à néant, et je sentis un immense vide s’emparer de moi.
— Vous nous avez causé beaucoup d’ennuis, poursuivit-il doucement.
— C’est une consolation, répondis-je.
Ce fut dur à prononcer, et mes mots furent dépourvus de la moindre assurance, mais ils eurent au moins l’avantage de paraître agacer le vieil homme. Il avança d’un pas vers moi, et je dus réprimer un mouvement de recul.
— Au fait, dis-je, essayant d’adopter une attitude nonchalante, qui est ce « nous »?
Il pencha la tête de côté.
— Je pense que vous le savez, répliqua-t-il. Vous vous intéressez à nous depuis suffisamment longtemps.
Il fit un autre pas dans ma direction, et je sentis mes genoux se dérober.
— Mais je vais vous le dire, pour alimenter cette agréable conversation. Nous sommes les disciples de Moloch. Les héritiers du roi Salomon. Depuis trois mille ans, nous entretenons le culte de ce dieu et sauvegardons ses traditions, ainsi que sa puissance.
— Vous ne cessez de dire « nous ».
— Il y a d’autres personnes ici, mais le « Nous », c’est Moloch, comme vous en êtes conscient, j’en suis sûr. Il existe à l’intérieur de moi.
— Alors, c’est vous qui avez tué ces filles ? Vous qui m’avez suivi partout ? demandai-je, ayant du mal à imaginer ce vieillard faisant tout cela.
Il sourit, sans le moindre amusement, et je ne m’en sentis pas mieux pour autant.
— Ce n’est pas moi en personne, non. Ce sont les Guetteurs.
— Alors… vous voulez dire qu’il peut vous quitter ?
— Bien sûr. Moloch peut circuler entre nous comme il l’entend. Il n’est pas un seul être et ne se trouve pas dans une seule personne. C’est un dieu. Il sort de moi et s’introduit dans ceux qui sont investis de tâches. Pour regarder.
— C’est fantastique, lançai-je. Mais pourquoi avez-vous laissé les corps à l’université ?
— Nous voulions vous trouver, évidemment.
Les paroles du vieil homme me pétrifièrent.
— Vous aviez attiré notre attention, Dexter, continua-t-il, mais nous devions être sûrs. Nous avions besoin de vous observer pour voir si vous reconnaissiez notre rituel et répondiez à notre Guetteur. Bien sûr, c’était très commode de faire en sorte que la police se concentre sur Halpern.
Je ne savais par où commencer.
— Il n’est pas des vôtres ? demandai-je.
— Oh non, répondit-il aimablement. Dès qu’il sera relâché, il se retrouvera là-dedans, avec les autres.
Il indiqua de la tête le meuble des trophées, rempli de têtes de taureau en céramique.
— Alors, ce n’est pas lui qui a tué les filles ?
— Si, c’est lui. Il y a été poussé de l’intérieur par l’un des Enfants de Moloch. Je suis sûr que vous, plus que nul autre, pouvez comprendre cela.
Je comprenais, en effet. Mais aucune des questions essentielles n’en était élucidée pour autant.
— Est-ce qu’on pourrait revenir, s’il vous plaît, sur ce que vous disiez avant, sur le fait que j’ai « attiré votre attention »? demandai-je poliment, pensant à tout le mal que je me donnais pour adopter un profil bas.
L’homme me dévisagea comme si j’étais particulièrement borné.
— Vous avez tué Alexander Macauley, répondit-il.
Il y eut un déclic dans le cerveau de Dexter.
— Zander était des vôtres ?
Il remua légèrement la tête.
— Rien qu’un modeste assistant. Il nous fournissait du matériel pour les rites.
— Il vous apportait les poivrots, et vous les tuiez.
— Nous pratiquons des sacrifices, Dexter, nous ne tuons pas. Quoi qu’il en soit, quand vous avez pris Zander nous vous avons suivi et avons découvert ce que vous êtes.
— C’est-à-dire ? balbutiai-je, un peu grisé à l’idée de me retrouver face à quelqu’un qui pouvait enfin répondre à la question que je m’étais posée durant toute mon existence de saigneur de la nuit.
Mais alors que j’attendais sa réponse, ma bouche s’assécha, et une sensation qui s’apparentait à la peur naquit en moi.
Le regard du vieil homme se durcit.
— Vous êtes une aberration. Quelque chose qui ne devrait pas exister.
J’avoue qu’il m’était parfois arrivé d’avoir cette pensée moi-même, mais actuellement ce n’était pas le cas.
— Je ne voudrais pas paraître mal élevé, répliquai-je, mais personnellement l’existence me plaît bien.
— Ce n’est plus à vous d’en décider. Quelque chose en vous représente une menace pour nous. Nous avons l’intention de l’éliminer, et vous aussi par la même occasion.
— Justement, rétorquai-je, certain qu’il parlait du Passager noir. Le truc en question n’est plus là.
— Je le sais, dit-il sur un ton qui me parut quelque peu irrité, mais il est arrivé en vous à la suite d’un traumatisme très douloureux. Il fait partie de vous. Cependant, c’est également un enfant bâtard de Moloch, ce qui vous lie à nous. C’est pour cette raison que vous avez été capable d’entendre la musique. À travers le lien établi par votre Guetteur. Et lorsque nous vous soumettrons au supplice dans un instant, il reviendra vers vous, comme un papillon attiré par une flamme.
Je n’appréciai pas du tout ces paroles, et je voyais bien que la conversation était en train de m’échapper complètement, mais je me souvins juste à temps que je tenais un revolver à la main. Je le braquai sur le vieil homme et tentai de me tenir le plus droit possible, malgré le tremblement de mes membres.
— Rendez-moi mes enfants, dis-je.
Il n’avait pas l’air de s’inquiéter outre mesure de l’arme pointée sur son nombril, ce qui me paraissait tout de même une marque d’assurance excessive. Il portait sur la hanche un gros couteau d’apparence redoutable, mais il ne fit aucun geste pour l’attraper.
— Les enfants ne sont plus sous votre responsabilité. Ils appartiennent à Moloch maintenant. Moloch aime le goût des enfants.
— Où sont-ils ?
Il remua la main avec dédain.
— Ils sont ici sur Toro Key, mais il est trop tard pour que vous arrêtiez le rituel.
Toro Key était une île éloignée du continent, entièrement privée. Mais en dépit du fait qu’il est toujours agréable de savoir où l’on est, un certain nombre de questions délicates se posaient à moi désormais, par exemple : où étaient Cody et Astor ? Et comment allais-je pouvoir empêcher la vie telle que je la connaissais de s’achever prématurément ?
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dis-je en agitant le revolver afin qu’il comprenne, je crois que je vais aller les chercher, puis rentrer.
Il ne bougea pas. Il se contenta de me regarder, et dans ses yeux je distinguai d’énormes ailes noires qui se déployaient, puis, avant que j’aie le temps d’appuyer sur la détente, de respirer ou même de cligner les yeux, le bruit des tambours enfla, amplifiant le battement déjà présent en moi, et le son des cors s’éleva en rythme, accompagnant le chœur des voix et promettant le bonheur. Je fus cloué sur place.