Ma vision semblait normale et mes autres sens n’étaient pas affectés, mais je n’entendais rien, hormis la musique, et je ne pouvais rien faire excepté ce qu’elle me commandait. Et elle me soufflait que, juste à l’extérieur de cette pièce, le véritable bonheur m’attendait. Elle m’ordonnait de sortir et d’aller le cueillir, de remplir mes mains et mon cœur de cette félicité éternelle. Soudain, je me vis me tourner vers la porte : mes pieds me menaient à ma joyeuse destinée.
La porte s’ouvrit juste à ce moment-là, et le professeur Wilkins apparut. Il tenait un pistolet, lui aussi, mais il me jeta à peine un regard. Il adressa un signe de tête au vieil homme et annonça :
— Nous sommes prêts.
J’eus du mal à l’entendre au milieu de la cascade d’émotions et de sons qui déferlait en moi. Je m’avançai avec ardeur.
Quelque part au fond de moi s’élevait la petite voix aiguë de Dexter, elle criait que tout ça n’était pas normal et exigeait un changement de direction. Mais cette voix était faible, et la musique imposante ; elle était plus forte que tout dans ce monde merveilleux, il était impossible de s’y opposer.
Je marchai au rythme de cette musique omniprésente, vaguement conscient que le vieil homme me suivait, mais pas réellement intéressé par ce fait ni par quoi que ce soit. Je tenais toujours le pistolet ; ils ne prirent pas la peine de me le retirer, et il ne me vint pas à l’idée de m’en servir. Seule importait la musique.
Le vieillard passa devant moi pour ouvrir une porte et, à l’instant où je sortais, un vent chaud souffla sur mon visage ; je me retrouvai face au dieu en personne, la source de la musique et de tout le reste, l’immense et fantastique fontaine de joie, là devant moi. Il dominait tout, du haut de ses sept mètres surmontés d’une énorme tête de taureau en bronze, ses bras puissants tendus vers moi, son ventre ouvert révélant un fabuleux brasier. Mon cœur s’emballa, et je me dirigeai vers lui, sans voir le groupe d’individus qui observaient la scène, bien que parmi eux se trouvât Astor. Ses yeux s’agrandirent quand elle me vit, et sa bouche remua, mais je ne distinguai pas ce qu’elle me disait.
Et le minuscule Dexter au fond de moi hurla plus fort, juste assez pour se faire entendre, mais pas assez pour se faire obéir. Je continuai d’avancer vers le dieu, apercevant la lueur du feu dans son ventre, regardant les flammes danser et sauter avec le vent qui se déchaînait autour de nous. Lorsque je fus tout près, juste devant la gueule béante du four, je m’arrêtai et attendis. J’ignorais ce que j’attendais, mais je savais que cela viendrait, pour m’emporter vers une éternité merveilleuse, alors j’attendis.
Starzak apparut. Il tenait Cody par la main, l’amenant de force vers nous, et Astor se débattait pour échapper au garde qui l’escortait. Cela n’avait aucune importance, toutefois, parce que le dieu était là, et ses bras s’abaissaient à présent, grands ouverts, afin de me prendre et me serrer dans sa chaude et délicieuse étreinte. Je frémis de joie, ne percevant plus la voix de protestation de Dexter, n’entendant plus que la voix du dieu qui m’appelait à travers la musique.
Tandis que le vent attisait le feu, Astor se mit à me frapper, et j’allai heurter la statue, pris dans la forte chaleur qui sortait de son ventre. Je me redressai avec un léger sentiment d’agacement puis admirai de nouveau le miracle des bras divins qui descendaient. J’observai le garde poussant Astor devant lui pour l’offrir à l’étreinte de bronze quand tout à coup je sentis une odeur de brûlé et fus assailli par une douleur cuisante le long de mes jambes ; je baissai les yeux pour constater que mon pantalon était en feu.
Croyez-moi, ce n’était pas agréable. La douleur me transperça, tout en libérant le cri de cent mille neurones indignés, et le brouillard se dissipa aussitôt. Soudain, la musique ne fut plus qu’un enregistrement émis par un haut-parleur, et c’étaient bien Cody et Astor qui se tenaient là près de moi, exposés à un immense danger. Dexter était de retour. Je me tournai vers le garde et lui enlevai Astor de force. Il me lança un regard ébahi avant de tomber à la renverse, attrapant mon bras et m’entraînant avec lui dans sa chute. Mais au moins il était séparé d’Astor, et le contact avec le sol lui fit lâcher son couteau, lequel rebondit vers moi ; je le ramassai et l’enfonçai dans le plexus de l’homme.
La douleur dans mes jambes augmenta d’un cran, et il me fallut me concentrer sur l’extinction de mon pantalon, ce que je fis en me roulant par terre et en me tapant dessus. Mais si c’était une très bonne chose de ne plus être en feu, ces quelques secondes avaient laissé à Starzak et à Wilkins le temps de foncer vers moi. Je m’emparai du revolver abandonné sur le sol puis me relevai en vacillant pour leur faire face.
Des années auparavant, Harry m’avait appris à tirer ; je crus entendre sa voix tandis que je prenais position, vidais l’air de mes poumons avant de presser calmement la détente. Vise le centre et tire deux fois. Starzak s’écroula. Prends Wilkins pour cible maintenant et recommence. Il y eut bientôt deux corps à terre et une grande bousculade parmi les spectateurs, qui coururent se mettre à l’abri ; je me retrouvai seul à côté du dieu, dans ce lieu soudain très silencieux, à l’exception du bruit du vent. Je me retournai pour savoir pourquoi.
Le vieil homme s’était emparé d’Astor et la tenait par le cou, d’une poigne étonnamment forte pour un être aussi frêle. Il la poussa contre le four béant.
— Lâchez le revolver, m’ordonna-t-il, ou je la jette dans le feu.
Je ne doutais pas une seconde qu’il mettrait sa menace à exécution, et je ne voyais pas comment j’allais réussir à l’en empêcher. Toutes les personnes vivantes à part nous s’étaient sauvées.
— Si je lâche le revolver, répondis-je en espérant adopter un ton raisonnable, qu’est-ce qui m’assure que vous n’allez pas l’immoler de toute façon ?
Ses lèvres se retroussèrent férocement, ce qui me fut très pénible.
— Je ne suis pas un meurtrier, répliqua-t-il. Cela doit être fait dans les règles, sinon c’est juste un assassinat.
— Je ne suis pas certain de voir la différence.
— C’est normal. Vous êtes une aberration.
— Comment puis-je savoir que vous ne nous tuerez pas, de toute façon ?
— Vous êtes le seul à devoir être brûlé. Lâchez l’arme et vous sauvez la fille.
— Je ne vous crois pas, protestai-je.
J’essayais de gagner du temps, en espérant que ce délai m’apporterait une solution.
— Tant pis. Ce n’est pas une situation désespérée, il y a d’autres personnes sur l’île, et elles vont bientôt revenir. Vous ne pouvez pas les tuer toutes. Et le dieu est toujours là. Mais puisque apparemment vous avez besoin d’être convaincu, que diriez-vous si je tailladais votre fille et laissais le sang vous persuader ? Mon couteau, dit-il, puis son expression de surprise se mua en une extrême stupéfaction.
Il ouvrit la bouche en me regardant sans prononcer un seul mot et demeura ainsi comme s’il allait chanter un air d’opéra.
Puis il tomba à genoux et bascula en avant, face contre terre, découvrant un couteau planté dans son dos – et, debout derrière lui, Cody qui souriait légèrement tout en regardant le vieil homme s’avachir. Il leva les yeux vers moi.
— Je t’avais dit que j’étais prêt.
Chapitre 40
L’ouragan bifurqua vers le nord à la dernière minute. Nous n’eûmes droit finalement qu’à de fortes pluies et à quelques bourrasques, et le plus gros de la tempête passa bien au large de Toro Key. Je restai enfermé avec Cody et Astor toute la nuit dans l’élégant salon, le canapé poussé contre une porte et un gros fauteuil rembourré contre l’autre. J’appelai Deborah depuis le téléphone que je trouvai dans la pièce, puis à l’aide de coussins aménageai un lit de fortune derrière le bar, pensant que l’épais bois d’acajou fournirait une protection supplémentaire, si c’était nécessaire.