— Écoutez, dit-il, avec un chevrotement tout à fait humain cette fois, je peux vous avoir des tonnes d’argent. Autant que vous voulez.
Silence de notre part. Zander s’humecta les lèvres.
— O.K., reprit-il d’une voix sèche, déchirée, désespérée. Alors qu’est-ce que vous voulez de moi ?
— La chose que tu as prise aux autres, dis-je en donnant un gros coup sec sur le nœud. Sauf la chaussure.
Il me dévisagea, laissant tomber sa mâchoire, et il urina dans son pantalon.
— Je n’ai pas… Ce n’est pas…
— Oh si, tu as… Oui, c’est ça.
Tirant fort sur la laisse, nous le fîmes avancer et passer la porte, pour pénétrer dans la pièce soigneusement préparée. Il y avait plusieurs tas de tuyaux en PVC qui traînaient sur les côtés et, plus important pour Zander, deux tonneaux de cinquante gallons d’acide chlorhydrique, abandonnés là par Jone Plasti lorsqu’ils avaient fermé boutique.
Nous n’eûmes aucun mal à hisser Zander sur la table de travail que nous avions dégagée pour lui ; en quelques secondes il se retrouva scotché et ligoté, et nous fûmes impatients de commencer. Nous sectionnâmes le nœud coulant et comme le couteau entaillait sa gorge il étouffa un cri.
— Nom de Dieu ! Écoutez, vous faites une grosse erreur.
Silence. Nous avions du travail, et nous nous préparions, découpant lentement ses habits et les jetant au fur et à mesure dans les tonneaux d’acide.
— Oh, putain, non. Je vous assure, ce n’est pas ce que vous croyez… Vous ne savez pas ce que vous faites.
Nous étions prêts, le couteau levé pour qu’il voie que justement, si, nous savions très bien ce que nous faisions, et que nous allions commencer.
— Eh, mec, s’il te plaît, implora-t-il.
Puis soudain il devint singulièrement calme. Il me regarda droit dans les yeux avec une intensité déplacée, et d’une voix tout à fait nouvelle, il dit :
— Il va vous trouver.
Nous nous interrompîmes un instant pour réfléchir à ces mots. Mais nous étions à peu près certains que c’était son dernier coup de bluff ; cela émoussait le goût exquis de sa terreur, ce qui nous mit très en colère. Nous recouvrîmes sa bouche de ruban adhésif et nous mîmes au travail.
Et lorsque nous eûmes fini, il ne resta plus rien du tout à part une de ses chaussures. Nous envisageâmes un instant de la monter sur un socle, mais bien sûr cela aurait fait désordre, alors elle rejoignit le reste de Zander dans le tonneau d’acide.
Ce n’était pas bon, ça, pensa le Guetteur. Ils étaient dans l’entrepôt abandonné depuis beaucoup trop longtemps, et quelle que soit leur occupation ce n’était certainement pas une entrevue amicale.
Pas plus que ne l’était le rendez-vous qu’il devait avoir avec Zander. Ils se voyaient toujours pour parler affaires, bien que Zander semblât envisager les choses en des termes différents. L’expression de crainte révérencielle qu’affichait le jeune idiot lors de leurs rares rencontres en disait long sur ses attentes. Il était fier de sa modeste contribution, désireux de s’approcher de la puissance froide et formidable.
Le Guetteur se moquait de ce qui pouvait arriver à Zander. Il était facile à remplacer. Mais pourquoi cela arrivait-il ce soir, et qu’est-ce que cela signifiait, voilà ce qui l’inquiétait.
Il se réjouissait à présent de ne pas être intervenu, de s’être contenté de rester en retrait et de les suivre. Il aurait pu aisément s’avancer pour s’attaquer à l’impudent jeune homme qui avait pris Zander, l’écraser complètement. Même à présent, il sentait l’énorme puissance murmurer en lui, une puissance capable de rugir et d’emporter tout ce qui se dressait devant elle… mais non.
Le Guetteur savait être patient, et c’était une force aussi. Si cet homme constituait une menace, mieux valait attendre, et guetter, et lorsqu’il mesurerait suffisamment le danger, il frapperait, prompt et implacable.
Alors il guetta. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs heures que l’autre sortit enfin et monta dans la voiture de Zander. Le Guetteur garda ses distances, tous phares éteints au début, filant la Durango bleue sans difficulté dans la circulation fluide de la nuit. Et quand l’autre abandonna le 4x4 sur le parking d’une station de métro puis grimpa dans le wagon, il fit de même, réussissant à se faufiler juste avant que les portes se referment, puis alla s’asseoir à l’autre bout, étudiant le reflet du visage pour la première fois.
Étonnamment jeune, et beau même. Un certain charme innocent. Pas le genre de visage qu’on s’attendait à voir, mais c’était toujours le cas.
Le Guetteur descendit avec lui à Dadeland et le suivit comme il se dirigeait vers l’un des nombreux véhicules. Il était tard et le parking était désert. Il pouvait agir dès maintenant, sans problème ; il lui suffisait de se glisser derrière l’autre et de laisser la puissance se propager en lui, passer dans ses mains afin de rendre l’homme à l’obscurité. Il sentait la lente et majestueuse montée de la force en lui tandis qu’il s’approchait, savourant déjà le merveilleux rugissement de la mise à mort…
Mais soudain il s’arrêta net puis s’éloigna lentement le long d’une allée.
Car sur le tableau de bord de la voiture de l’homme il avait aperçu une pancarte posée bien en évidence.
Un permis de stationnement de la police.
Il se félicitait d’avoir été patient. Si l’autre était avec la police… le problème était plus épineux que prévu. Pas bon du tout. Il allait falloir un plan très élaboré. Et de longues heures d’observation.
Alors le Guetteur se glissa de nouveau dans la nuit pour se préparer, et guetter.
Chapitre 5
Je ne sais d’où vient l’expression « pas de repos pour les braves », mais il semblerait qu’elle ait été inventée à mon intention, car durant les jours qui suivirent la juste récompense que j’avais accordée à ce cher Zander, je n’eus pas une seconde de répit. L’organisation frénétique de Rita passa à la vitesse supérieure, et il en alla de même de mon travail. C’était une de ces périodes que connaît parfois Miami, au cours desquelles le meurtre fait fureur, et pendant trois jours je fus plongé jusqu’au cou dans les éclaboussures de sang.
Mais le quatrième jour, la situation empira. J’avais apporté des doughnuts au boulot, comme j’en ai parfois l’habitude, en particulier les jours qui suivent mes petites escapades. Pour une raison que je ne m’explique pas, non seulement je me sens plus détendu durant plusieurs jours après les virées nocturnes que le Passager noir et moi-même nous offrons, mais j’ai aussi un très gros appétit. Je suis sûr que ces détails sont chargés d’une grande signification psychologique, mais je préfère consacrer mes efforts à me procurer un ou deux doughnuts avant que les prédateurs du labo médico-légal ne les dévorent tous. L’analyse psychologique passe après…
Mais ce matin-là, je réussis à peine à attraper un beignet fourré à la framboise, et encore je faillis perdre un doigt. Tout l’étage bourdonnait des préparatifs liés au déplacement sur un lieu de crime, et l’intensité du brouhaha m’indiquait que nous avions affaire à un meurtre particulièrement odieux, ce qui ne m’enchanta guère. Cela sous-entendait des heures supplémentaires, coincé quelque part loin de la civilisation et des sandwichs cubains. Dieu seul savait à quoi j’aurais droit pour déjeuner. Étant donné que j’avais été lésé côté doughnuts, le déjeuner s’annonçait comme un repas crucial, et de toute évidence j’allais être obligé de m’en passer.