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— Et la lumière ?

— Pas de lumière, dit Tirin.

Il parlait avec autorité quand il s’agissait de choses comme celles-ci, car son imagination allait bien avec elles. Tous les faits qu’on lui donnait, il les utilisait, mais ce n’étaient pas les faits qui lui procuraient cette assurance.

— Ils laissaient les prisonniers assis dans le noir, au Fort de Drio. Pendant des années.

— Il faut de l’air pourtant, dit Shevek. Cette porte s’encastre comme un vrai couvercle. Il faut y faire un trou.

— Cela prendrait des heures pour percer le béton. Et de toute façon, qui resterait assez longtemps pour manquer d’air ?

Chœur de volontaires et de prétendants.

Tirin les regarda d’un air moqueur.

— Vous êtes tous fous. Qui voudrait être enfermé dans un endroit pareil ? Pour quoi faire ?

Faire la prison avait été son idée, et cela lui suffisait ; il n’avait jamais réalisé que l’imagination ne suffit pas à certaines personnes, elles devaient entrer dans la cellule, tenter d’ouvrir la porte inébranlable.

— Je veux voir à quoi ça ressemble, dit Kadagv, un garçon de douze ans, fort, sérieux, dominateur.

— Eh bien, sers-toi de ton imagination ! ricana Tirin, mais les autres soutinrent Kadagv, Shevek alla prendre une foreuse dans l’atelier et ils firent un trou de deux centimètres dans la « porte » à hauteur de nez. Cela leur prit presque une heure, comme Tirin l’avait prédit.

— Combien de temps veux-tu rester, Kad ? Une heure ?

— Écoute, dit Kadagv, si je suis le prisonnier, je ne peux pas décider. Je ne suis pas libre. C’est à vous de décider quand je pourrai sortir.

— Tu as raison, acquiesça Shevek, troublé par cette logique.

— Tu ne dois pas y rester trop longtemps, Kad. Je veux y aller aussi ! déclara le plus jeune d’entre eux, Gibesh. Le prisonnier ne daigna pas répondre. Il pénétra dans la cellule. La porte fut relevée et fermée avec un bruit sec, et les étais furent mis en place et coincés à grands coups de maillet par les quatre geôliers enthousiastes. Ils se regroupèrent tous autour du trou pour voir le prisonnier, mais comme il n’y avait pas de lumière à l’intérieur de la prison, à part celle du trou pour laisser passer l’air, ils ne virent rien du tout.

— Eh, ne prenez pas tout l’air de ce pauvre con !

— On va lui en souffler un peu.

— On va lui en péter un peu !

— On lui donne combien de temps ?

— Une heure.

— Trois minutes.

— Cinq ans !

— Nous avons quatre heures avant l’extinction des feux, ça devrait aller.

— Mais je veux y aller à mon tour !

— D’accord, on t’y laissera toute la nuit.

— Eh, je voulais dire demain.

Quatre heures plus tard, ils enlevèrent les étais et libérèrent Kadagv. Il sortit tout aussi maître de la situation que lorsqu’il était entré, et dit qu’il avait faim, et que ce n’était rien ; il avait surtout dormi.

— Tu le referais ? le défia Tirin.

— Bien sûr.

— Non, c’est mon tour…

— Tais-toi, Gib. Tu le referais maintenant, Kad ? Tu y retournerais tout de suite, sans savoir quand nous t’en sortirions ?

— Oui.

— Sans nourriture ?

— Ils nourrissaient les prisonniers, dit Shevek. C’est ce qui est le plus bizarre dans tout ça.

Kadagv haussa les épaules. Son attitude d’endurance orgueilleuse était intolérable.

— Écoutez, dit Shevek aux deux garçons les plus jeunes, allez demander des restes à la cuisine, et prenez aussi une bouteille ou un récipient plein d’eau. – Il se tourna vers Kadagv – Nous allons te donner tout un tas de choses pour que tu puisses rester dans ce trou aussi longtemps que tu voudras.

— Aussi longtemps que vous le voudrez, le corrigea Kadagv.

— D’accord. Entre là-dedans ! – L’assurance de Kadagv fit surgir la veine satirique et théâtrale de Tirin. – Tu es un prisonnier. Tu ne dois pas répondre. C’est compris ? Tourne-toi. Pose tes mains sur ta tête.

— Pour quoi faire ?

— Tu veux laisser tomber ?

Kadagv le regarda d’un air renfrogné.

— Tu ne peux pas demander pourquoi. Parce que si tu le fais nous te battrons, et tu recevras des coups, et personne ne t’aidera. Parce qu’on peut te donner des coups dans les couilles et que tu ne pourrais pas t’y opposer. Parce que tu n’es pas libre. Alors, tu veux qu’on le fasse ?

— Ouais. Frappez-moi.

Tirin, Shevek et le prisonnier se dévisagèrent en formant un petit groupe étrange et figé autour de la lanterne, dans les ténèbres, entre les énormes murs de fondation du bâtiment.

Tirin sourit d’un air arrogant et dédaigneux.

— Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire, profiteur. Tais-toi et entre dans cette cellule !

Et tandis que Kadagv se tournait pour obéir, Tirin lui donna une grande secousse dans le dos et l’autre alla s’étaler par terre. Il poussa un fort grognement de surprise ou de douleur, et s’assit en se tenant un doigt qui avait été égratigné ou foulé contre le mur du fond de la cellule. Shevek et Tirin ne parlèrent pas. Ils restèrent immobiles, le visage inexpressif, dans leurs rôles de gardes. Ils ne jouaient plus le rôle maintenant, le rôle les jouait. Les plus jeunes garçons revinrent avec un peu de pain de holum, un melon et une bouteille d’eau. Ils bavardaient en arrivant, mais le curieux silence de la cellule les saisit aussitôt. La nourriture et l’eau furent poussées à l’intérieur, la porte fut relevée et coincée. Kadagv resta tout seul dans le noir. Les autres se groupèrent autour de la lanterne. Gibesh murmura :

— Et où va-t-il pisser ?

— Dans son lit, répondit Tirin avec une clarté sardonique.

— Et s’il doit chier ? demanda Gibesh, et il éclata soudain d’un rire aigu.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle à chier ?

— Je pensais simplement… s’il ne peut pas voir… dans le noir…

Gibesh ne pouvait pas finir d’expliquer son idée humoristique. Ils se mirent tous à rire sans explications, gloussant jusqu’à en haleter. Tous étaient conscients du fait que le garçon enfermé dans la cellule pouvait les entendre rire.

Les lumières étaient éteintes dans le dortoir des enfants, et beaucoup d’adultes étaient déjà au lit, bien que plusieurs lampes fussent allumées ici et là dans les domiciles. La rue était déserte. Les garçons la descendirent en riant et en s’appelant entre eux, fous de joie à l’idée de partager un secret, de déranger les autres, d’une perversité collective. Ils réveillèrent la moitié des enfants du dortoir en jouant à chat dans les couloirs et entre les lits. Aucun adulte n’intervint ; le tumulte cessa bientôt.

Tirin et Shevek s’assirent ensemble sur le lit de Tirin et discutèrent pendant un long moment. Ils se dirent que Kadagv l’avait mérité, et passerait deux nuits entières en prison.

Leur petit groupe se réunit dans l’après-midi à l’atelier de recyclage des déchets, et le contremaître demanda où était Kadagv. Shevek échangea un regard avec Tirin. Il se croyait malin, ressentait un sentiment de puissance en ne disant rien. Et pourtant, lorsque Tirin répondit tranquillement qu’il avait dû rejoindre un autre groupe pour la journée, Shevek fut choqué par le mensonge. Sa sensation d’un pouvoir secret le mit soudain mal à l’aise : ses jambes le démangèrent, ses oreilles s’échauffèrent. Et quand le contremaître s’adressa à lui, il sursauta d’inquiétude, de peur, ou d’un sentiment analogue, un sentiment qu’il n’avait jamais connu auparavant, quelque chose comme de l’embarras, mais pire que cela : intérieur, et abominable. Il n’arrêta pas de penser à Kadagv, en bouchant des trous de clous dans des planches de holum de triple épaisseur, et en ponçant les planches pour les rendre lisses. Chaque fois qu’il regardait dans son esprit, Kadagv s’y trouvait. C’était dégoûtant.