— Alors c’est votre désir personnel – votre propre initiative ?
— Entièrement.
— Et vous vous rendez compte que cela peut être dangereux ?
— Oui.
— La situation est… un peu trouble, sur Anarres. C’est ce que m’ont dit mes amis à la radio. C’était notre intention depuis le début – notre Syndicat, mon voyage – de secouer tout le monde, de réveiller, de briser quelques habitudes, de faire en sorte que les gens se posent des questions. D’agir comme des anarchistes ! Tout cela a continué pendant que j’étais parti. Alors, vous voyez, personne n’est très sûr de ce qui va se passer maintenant. Et si vous atterrissez avec moi, la situation va devenir encore plus trouble. Je ne peux pas pousser les choses trop loin. Je ne peux pas vous emmener en tant que représentant officiel d’un quelconque gouvernement étranger. Cela ne marcherait pas, sur Anarres.
— Je comprends cela.
— Une fois que vous y serez, quand vous aurez traversé le mur avec moi, alors vous deviendrez l’un des nôtres. Nous serons responsables envers vous, et vous envers nous ; vous deviendrez un Anarresti, avec les mêmes choix que tous les autres. Mais ce ne sont pas des choix sans danger. La liberté n’est jamais sans danger. – Son regard fit le tour de la pièce tranquille et bien tenue, avec ses consoles simples et ses instruments délicats, son plafond élevé et ses murs sans hublots, puis revint vers Ketho. – Vous vous sentirez probablement très seul, dit-il.
— Ma race est très vieille, répondit Ketho. Nous sommes civilisés depuis un millier de millénaires. Nous connaissons l’histoire de plusieurs centaines de millénaires. Nous avons tout essayé. L’anarchisme comme le reste. Mais moi, je ne l’ai pas essayé. Ils disent qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Mais si chaque vie n’est pas nouvelle, chaque vie personnelle, alors pourquoi être né ?
— Nous sommes les enfants du temps, dit Shevek en Pravique.
L’autre homme le regarda un moment, puis répéta la phrase en Iotique :
— Nous sommes les enfants du temps.
— Très bien, dit Shevek, et il se mit à rire. Très bien, ammar ! Vous feriez mieux d’appeler à nouveau Anarres par radio – d’abord le Syndicat… J’ai dit à Keng, l’ambassadrice, que je n’avais rien à donner en échange de ce que son peuple et le vôtre ont fait pour moi ; eh bien, peut-être puis-je quand même vous donner quelque chose. Une idée, une promesse, un risque…
— Je vais parler au commandant, dit Ketho, aussi sérieux que jamais, mais avec dans la voix un léger tremblement d’excitation, d’espoir.
Très tard la nuit suivante, Shevek se trouvait dans le jardin du Davenant. Les lampes étaient éteintes, et il n’était éclairé que par la lumière des étoiles. L’air était plutôt froid. Une fleur nocturne venue de quelque monde inimaginable s’était ouverte parmi les feuilles sombres et répandait son parfum avec une douceur patiente et vaine pour attirer un papillon inimaginable, à des milliards de kilomètres de là, dans un jardin situé sur une planète gravitant autour d’une autre étoile. Les lumières des soleils sont diverses, mais il n’y a qu’une seule nuit. Shevek se tenait près du hublot élevé, regardant l’hémisphère nocturne d’Anarres, courbe sombre cachant la moitié des étoiles. Il se demandait si Takver serait là, au Port. Elle n’était pas encore arrivée à Abbenay depuis Paix-et-Abondance, la dernière fois qu’il avait parlé avec Bedap, et il avait laissé à celui-ci le soin de discuter avec elle et de décider s’il serait prudent pour elle de venir au Port. « Tu ne penses quand même pas que je pourrais l’en empêcher, même si ce n’était pas prudent ? » avait dit Bedap. Il se demandait aussi quel moyen de locomotion elle avait pu emprunter depuis la côte de Sorruba ; un dirigeable, espérait-il, si elle avait emmené les filles avec elle. Les voyages en train étaient difficiles avec des enfants. Il se souvenait encore des ennuis qu’ils avaient eu durant le voyage de Chakar à Abbenay, en 68, quand Sadik avait été malade pendant trois affreuses journées.
La porte du jardin s’ouvrit, augmentant le faible éclairage. Le commandant du Davenant regarda à l’intérieur et prononça son nom ; il répondit ; le commandant entra, en compagnie de Ketho.
— Votre contrôle au sol nous a donné les directives nécessaires pour l’atterrissage, dit le commandant. – C’était un petit Terrien au teint métallique, froid et sérieux. – Si vous êtes prêt, nous allons commencer la procédure de lancement.
— Oui.
Le commandant fit un signe de tête et sortit. Ketho s’avança pour se tenir à côté de Shevek, près du hublot.
— Vous êtes bien sûr de vouloir m’accompagner au-delà de ce mur, Ketho ? Vous savez, pour moi, c’est facile. Quoi qu’il advienne, je rentre chez moi. Mais vous, vous partez de chez vous. « Le vrai voyage est le retour…»
— J’espère rentrer chez moi, dit Ketho de sa voix calme. Quand il le faudra.
— Quand devons-nous entrer dans la chaloupe ?
— Dans vingt minutes environ.
— Je suis prêt. Je n’ai rien à emballer.
Shevek se mit à rire, un rire de bonheur parfait, total. L’autre homme le regarda gravement, comme s’il n’était pas certain de ce qu’était le bonheur et le reconnaissait pourtant ; ou se le rappelait peut-être, comme un souvenir lointain. Il resta debout près de Shevek, comme s’il voulait lui poser une question. Mais il ne lui demanda rien.
— Ce sera le début de la matinée au Port d’Anarres, dit-il enfin, et il sortit prendre ses affaires en attendant de retrouver Shevek près de la chaloupe.
Une fois seul, Shevek se tourna de nouveau vers le hublot et vit la courbe aveuglante du soleil qui venait d’apparaître au-dessus de la Temae.
« Ce soir, je m’étendrai pour dormir sur Anarres », pensa-t-il. « Je m’étendrai près de Takver. J’aurais aimé rapporter la photo de l’agneau pour la donner à Pilum. » Mais il n’avait rien rapporté. Ses mains étaient vides, comme elles l’avaient toujours été.