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Bedap parlait raisonnablement, mais la réponse de Tirin fut tranchante :

— Alors la CPD est informée, mais pas nous.

— Informés ! dit Kvetur. J’entends parler d’Urras depuis la crèche ! Cela m’est égal de n’avoir jamais vu d’autres photos de villes urrasties dégoûtantes et de corps urrastis graisseux !

— Justement, répondit Tirin avec l’allégresse de quelqu’un qui suit la logique. Tous les documents sur Urras qui sont accessibles aux étudiants se ressemblent. Dégoûtants, immoraux, répugnants. Mais écoute. Si ça allait aussi mal quand les Colons sont partis, comment cela a-t-il pu continuer pendant cent cinquante ans ? S’ils étaient si malades, pourquoi ne sont-ils pas morts ? Pourquoi leurs sociétés de propriétaires ne se sont-elles pas écroulées ? De quoi avons-nous tellement peur ?

— L’infection, dit Bedap.

— Sommes-nous si faibles que nous ne puissions pas nous exposer un peu ? De toute façon, ils ne peuvent pas tous être malades. Peu importe ce qu’est leur société, certains d’entre eux doivent être bien. Les gens sont différents ici, pas vrai ? Sommes-nous tous de parfaits Odoniens ? Prenez ce morveux de Pesus !

— Mais dans un organisme malade, même une cellule saine est touchée, dit Bedap.

— Oh, tu peux prouver n’importe quoi en utilisant l’Analogie, et tu le sais. En fait, comment savons-nous avec certitude que leur société est malade ?

Bedap se rongea l’ongle du pouce.

— Tu prétends que la CPD et les services éducatifs nous mentent à propos d’Urras.

— Non, je soutiens que nous ne connaissons que ce qu’on nous dit. Et sais-tu ce qu’on nous dit ?

Le visage sombre de Tirin, orné d’un nez camus, s’éclaira dans la lumière bleutée de la lune, puis se tourna vers eux.

— Kvet l’a dit, il y a une minute. Il a reçu le message. Tu l’as entendu : détestons Urras, haïssons Urras, craignons Urras.

— Pourquoi pas ? demanda Kvetur. Regarde comment ils nous ont traités, nous autres Odoniens !

— Ils nous ont donné leur Lune, pas vrai ?

— Oui, pour nous empêcher de détruire leurs états profiteurs et d’établir une société juste. Et dès qu’ils se sont débarrassés de nous, je parie qu’ils se sont mis à créer des gouvernements et des armées plus vite que jamais, parce que personne ne restait pour les en empêcher. Si nous leur ouvrions le Port, tu crois qu’ils viendraient comme des amis et des frères ? Ils sont un milliard, et nous vingt millions ! Ils nous nettoieraient, ou feraient de nous, comment dit-on, quel est le mot, des esclaves, afin de travailler pour eux dans les mines !

— D’accord. Je reconnais qu’il est certainement sage de craindre Urras. Mais pourquoi haïr ? La haine n’est pas fonctionnelle ; pourquoi nous l’enseigne-t-on ? Serait-il possible que, si nous savions à quoi ressemble réellement Urras, nous l’aimions ? En partie ? Certains d’entre nous ? Que ce que veut empêcher la CPD, ce n’est pas seulement que certains d’entre eux viennent ici, mais que certains d’entre nous veuillent partir là-haut ?

— Partir pour Urras ? dit Shevek, surpris.

Ils discutaient, car ils aimaient les discussions, la course rapide des esprits libres sur les chemins du possible, ils aimaient poser des questions sur ce qui n’était pas questionné. Ils étaient intelligents, leurs esprits étaient déjà disciplinés à la clarté scientifique, et ils avaient seize ans. Mais à ce moment, le plaisir de la discussion cessa pour Shevek, comme il avait déjà cessé plus tôt pour Kvetur. Il était troublé.

— Qui voudrait jamais aller sur Urras ? demanda-t-il. Pour quelle raison ?

— Pour découvrir à quoi ressemble un autre monde. Pour voir ce qu’est un « cheval » !

— C’est puéril, dit Kvetur. Il y a de la vie dans d’autres systèmes solaires – il fit un geste de la main vers le ciel délavé par la lune – et alors ? Nous avons la chance d’être nés ici !

— Si nous étions meilleurs que n’importe quelle autre société humaine, dit Tirin, alors nous devrions les aider. Mais cela nous est interdit.

— Interdit ? C’est un mot non organique. Qui interdit ? Tu es en train d’extérioriser la fonction intégrante elle-même, déclara Shevek, penché en avant et parlant avec force. L’ordre n’est pas « les ordres ». Nous ne quittons pas Anarres parce que nous sommes Anarres. Étant Tirin, tu ne peux pas quitter la peau de Tirin. Cela pourrait te plaire d’essayer d’être quelqu’un d’autre pour voir à quoi cela ressemble, seulement tu ne peux pas. Mais tu n’en es pas empêché par la force ? Sommes-nous retenus ici de force ? Quelle force – quelles lois, quels gouvernements, quelle police ? Rien de tel. Simplement notre propre être, notre nature d’Odonien. C’est ta nature d’être Tirin, et la mienne d’être Shevek, et notre nature commune est d’être des Odoniens, responsables chacun envers les autres. Et cette responsabilité est notre liberté. L’éviter, ce serait perdre notre liberté. Aimerais-tu vraiment vivre dans une société où tu n’aurais aucune responsabilité et aucune liberté, aucun choix, seulement la fausse option de l’obéissance à la loi, ou de la désobéissance suivie d’un châtiment ? Voudrais-tu réellement aller vivre dans une prison ?

— Oh, bon sang, non. Est-ce que je peux parler ? L’ennui avec toi, Shev, c’est que tu ne dis rien tant que tu n’as pas mis de côté tout un chargement de grosses briques pour tes arguments, et ensuite tu renverses la benne sans même regarder le corps sanglant et broyé qui se trouve sous le tas…

Shevek s’assit à nouveau, sur la défensive.

Mais Bedap, un gars costaud au visage carré, mâchonna son ongle en disant :

— Ça ne change rien, les remarques de Tir sont toujours valables. Il serait bon de savoir que nous connaissons toute la vérité sur Urras.

— Et qui nous ment, à ton avis ? demanda Shevek.

Placide, Bedap rencontra son regard.

— Qui, frère ? Qui sinon nous-mêmes ?

La planète sœur brillait au-dessus d’eux, sereine et lumineuse, bel exemple de l’improbabilité du réel.

Le reboisement du Littoral Temaenien Occidental était l’une des grandes entreprises de la quinzième décennie du Peuplement d’Anarres, employant près de dix-huit mille personnes pendant une période de deux ans.

Bien que les longues plages du Sud-Est fussent fertiles, supportant de nombreuses communautés de pêche et d’agriculture, l’aire arable ne formait qu’une simple bande le long de la mer. L’intérieur des terres et l’ouest, jusqu’aux vastes plaines du Sud-Ouest, étaient inhabités, à part quelques villes minières isolées. C’était la région appelée la Poussière.

Durant l’ère géologique précédente, la Poussière avait été une immense forêt de holums, le genre végétal omniprésent et dominant sur Anarres. Le climat actuel était trop chaud et trop sec. Des millénaires de sécheresse avaient tué les arbres et réduit le sol à une fine poussière grise qui s’élevait maintenant à chaque souffle du vent, formant des collines d’une ligne aussi pure et nue que n’importe quelle dune de sable. Les Anarrestis espéraient restaurer la fertilité de cette terre sans cesse mouvante en replantant la forêt. C’était, pensa Shevek, en accord avec le principe de la Réversibilité Causale, ignoré par l’école de la Physique Séquentielle actuellement en vogue sur Anarres, mais qui demeurait un élément intime et tacite de la pensée odonienne. Il aurait aimé écrire un article montrant la relation entre les idées d’Odo et celles de la physique temporelle, et particulièrement l’influence de la Réversibilité Causale sur son étude du problème des fins et des moyens. Mais à dix-huit ans, il n’en savait pas assez pour écrire un tel papier, et il n’en saurait jamais assez s’il ne se remettait pas bientôt à la physique et s’il ne sortait pas de cette sacrée Poussière.