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Durant la nuit, dans les camps du Projet, tout le monde toussait. La journée, ils toussaient moins ; ils étaient trop occupés pour cela. La poussière était leur ennemie, cette poussière fine et sèche qui obstruait la gorge et les poumons ; leur ennemie et leur travail, leur espoir. Autrefois cette poussière avait été riche et noire sous l’ombre des arbres. Après leur long travail, il devrait en être à nouveau ainsi.

Elle tire la feuille verte de la pierre Du cœur du rocher l’eau claire et vive…

Gimar fredonnait toujours cet air, et maintenant, dans le soir brûlant, en traversant la plaine pour retourner vers le camp, elle chantait à haute voix.

— Qui fait cela ? Qui est cette « elle » ? demanda Shevek.

Gimar sourit. Son visage large et doux était couvert de poussière, ses cheveux étaient poussiéreux, et elle sentait une forte et agréable odeur de sueur.

— J’ai grandi sur le Plateau Sud, dit-elle. Là où sont les mineurs. C’est une chanson de mineur.

— Quels mineurs ?

— Tu ne sais pas ? Les gens qui se trouvaient déjà ici quand les Colons sont arrivés. Certains sont restés et ont rejoint la solidarité. Des mineurs d’or, d’étain. Ils ont encore des fêtes et des chansons à eux. Le tadde[1] était mineur, il avait l’habitude de me chanter ça quand j’étais petite.

— Et alors, qui est cette « elle » ?

— Je ne sais pas, c’est simplement ce que dit la chanson. N’est-ce pas ce que nous faisons ici ? Tirer des feuilles vertes des pierres ?

— On dirait de la religion.

— Toi et tes grands mots ! C’est seulement une chanson. Oh, j’aimerais bien que nous puissions regagner l’autre camp pour me baigner. Je pue !

— Je pue.

— Nous puons tous.

— Dans la solidarité…

Mais ce camp-là était à quinze kilomètres des plages de la Temae, et il n’y avait ici que de la poussière pour s’y plonger.

Il y avait un homme au camp, dont le nom, quand on le prononçait, ressemblait à celui de Shevek : Shevet. Quand on appelait l’un, l’autre répondait. Shevek se sentit une sorte d’affinité avec cet homme, une relation plus précise que celle de la fraternité, à cause de cette similarité due au hasard. Plusieurs fois, il vit Shevet le regarder. Mais ils ne se parlaient pas encore.

Les premières décades de Shevek au projet de reboisement s’étaient écoulées dans un mécontentement silencieux partagé avec l’épuisement. Les gens qui avaient choisi de travailler dans des domaines essentiellement fonctionnels comme la physique ne devraient pas être postés dans ces projets et ces levées spéciales. N’était-ce pas immoral de faire un travail qui ne vous plaisait pas ? Le travail avait besoin d’être fait, mais beaucoup de gens ne se souciaient guère des postes qu’on leur attribuait et en changeaient tout le temps ; ils auraient dû se porter volontaires. N’importe quel idiot pouvait faire son travail. En fait, un grand nombre pouvait même le faire mieux que lui. Il avait été fier de sa force, et s’était toujours porté volontaire pour les lourdes tâches du devoir décadaire ; mais ici, c’était jour après jour, huit heures par jour, dans la poussière et la chaleur. Toute la journée, il attendait le soir, le moment où il pourrait être seul et penser, et quand il entrait dans la tente-dortoir, après le souper, sa tête devenait lourde et il dormait comme une pierre jusqu’à l’aube, et aucune pensée ne traversait jamais son esprit.

Il trouvait ses compagnons de travail stupides et grossiers, et même ceux qui étaient plus jeunes que lui le traitaient comme un petit garçon. Méprisant et mécontent, il ne prenait plaisir qu’à écrire à ses amis Tirin et Rovab dans un code qu’ils avaient inventé à l’Institut, un ensemble d’équivalents littéraires aux symboles spéciaux de la physique temporelle. Écrits, ils semblaient avoir un sens en tant que message, mais n’étaient en fait que des sottises, sauf pour l’équation ou la formule philosophique qu’ils masquaient. Les équations de Shevek et de Rovab étaient exactes. Les lettres de Tirin étaient très drôles et auraient convaincu n’importe qui qu’elles faisaient allusion à des émotions et des événements réels, mais la physique qu’elles contenaient était douteuse. Shevek envoya souvent de ces messages, et découvrit un jour qu’il pouvait les préparer dans sa tête tout en creusant des trous dans la terre avec une pelle émoussée, au beau milieu d’une tempête de poussière. Tirin lui répondit plusieurs fois, Rovab une seule fois. C’était une fille plutôt froide, et il le savait. Mais aucun d’eux à l’Institut ne se doutait qu’il était si malheureux. Eux n’avaient pas reçu de poste, juste au moment où ils commençaient une recherche indépendante, dans un maudit projet de reboisement. Leur fonction centrale n’était pas gâchée. Ils travaillaient : faisaient ce qu’ils désiraient faire. Lui ne travaillait pas. Il était utilisé.

Pourtant, c’était bizarre comme on se sentait fier de ce qu’on faisait ainsi – tous ensemble – la satisfaction que cela procurait. Et certains de ses compagnons étaient des gens vraiment extraordinaires. Gimar, par exemple. Au début, sa beauté vigoureuse l’avait plutôt effrayé, mais maintenant il était assez fort pour la désirer.

— Viens avec moi ce soir, Gimar.

— Oh, non, dit-elle, et elle le regarda avec un tel air de surprise qu’il lui dit, avec la dignité de la douleur :

— Je pensais que nous étions amis.

— Nous le sommes.

— Alors…

— J’ai un partenaire. Il est resté là-bas.

— Tu aurais dû le dire, murmura Shevek en rougissant.

— Eh bien, cela ne m’avait pas semblé nécessaire. Je suis désolée, Shev.

Elle le regarda avec un tel air de regret qu’il demanda avec quelque espoir :

— Tu ne penses pas que…

— Non. On ne peut pas mener ainsi une alliance, un peu pour lui et un peu pour d’autres.

— L’alliance à vie est vraiment contre l’éthique odonienne, je crois, répliqua Shevek, d’un ton rude et pédantesque.

— Merde, dit Gimar de sa voix douce. Posséder est mal ; partager est bon. Que peux-tu partager de plus que ta propre personnalité, que ta propre vie, tous les jours et toutes les nuits ?

Il était assis les mains entre les genoux, la tête baissée, un garçon allongé, décharné, désolé, inachevé.

— Je ne suis pas prêt pour cela, dit-il au bout d’un moment.

— Toi ?

— Je n’ai jamais vraiment connu quelqu’un. Tu vois comme je ne t’ai pas compris. Je suis en dehors. Je ne peux pas rentrer. Je ne pourrai jamais. Ce serait idiot de ma part de songer à une alliance. Ce genre de chose, c’est… pour les êtres humains…

Timidement, non pas avec une réserve sexuelle mais avec l’hésitation du respect, Gimar posa la main sur son épaule. Elle ne le rassura pas. Elle ne lui dit pas qu’il était comme tous les autres. Elle dit :

— Je ne rencontrerai plus jamais quelqu’un comme toi, Shev. Je ne t’oublierai jamais.

Malgré tout, un refus est un refus. En dépit de sa gentillesse, il s’écarta d’elle, l’âme en peine, et fâché.

Le temps était très chaud. Il n’y avait de fraîcheur que durant l’heure qui précédait l’aube.

L’homme qui s’appelait Shevet vint voir Shevek une nuit, après le souper. C’était un beau gars trapu d’une trentaine d’années.

— Je suis fatigué d’être confondu avec toi, dit-il. Trouve-toi un autre nom.

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1

Papa. Un petit enfant peut appeler n’importe quel adulte mamme ou tadde. Le tadde de Gimar pouvait être son père, un oncle, ou un adulte sans lien de parenté mais qui avait pour elle la même affection et la même responsabilité qu’un parent ou un grand-parent. Elle a pu appeler plusieurs personnes tadde ou mamme, mais ce mot est d’un emploi plus spécifique que le mot ammar (frère/sœur), qui peut être utilisé pour désigner n’importe qui.