Auparavant, cette agressivité hargneuse aurait stupéfié Shevek. Maintenant il se contenta de répondre sur le même ton.
— Change ton propre nom, si tu ne l’aimes pas, déclara-t-il.
— Tu es l’un de ces petits profiteurs qui vont à l’école pour ne pas se salir les mains, dit l’homme. J’ai toujours voulu casser la gueule à l’un d’entre vous.
— Ne me traite pas de profiteur ! répondit Shevek, mais ce n’était pas une bataille verbale.
Shevet lui donna deux coups. Il en donna plusieurs en retour, ayant de longs bras et plus de cran que son adversaire ne l’avait cru : mais il n’était pas de taille. Plusieurs personnes s’arrêtèrent pour regarder, virent que c’était un combat régulier mais inintéressant, et s’éloignèrent. Ils n’étaient pas choqués ni attirés par cette violence nue. Shevek n’appelait pas à l’aide, aussi n’était-ce que son affaire. Quand il revint à lui, il était allongé sur le dos dans la terre noire, entre les tentes.
Il garda un bourdonnement dans l’oreille droite durant plusieurs jours, et une lèvre déchirée qui mit longtemps à se cicatriser à cause de la poussière, qui irritait toutes les plaies. Shevet et lui ne se parlèrent jamais plus. Il aperçut l’autre, à d’autres repas, sans ressentir d’animosité. Shevet lui avait offert ce qu’il avait à offrir, et il avait accepté ce don, bien qu’il n’en soupesât pas la valeur ni n’en considérât la nature pendant longtemps. Et quand il le fit, il ne le distingua pas d’un autre don, d’une autre étape de sa maturation. Sa lèvre n’était pas encore guérie quand une jeune fille qui avait récemment rejoint son groupe de travail l’accosta dans les ténèbres alors qu’il venait de quitter le feu de camp, tout comme Shevet l’avait fait… Il fut incapable de se rappeler ce qu’elle lui avait dit ; elle l’avait taquiné, et encore une fois il avait répondu simplement. Ils s’en allèrent sur la plaine, dans la nuit, et là elle lui offrit la liberté de la chair. C’était son présent, et il l’accepta. Comme tous les enfants d’Anarres, il avait eu des expériences sexuelles avec des garçons et des filles, mais eux et lui n’avaient été que des enfants ; il n’avait jamais été plus loin que le plaisir qu’il croyait être définitif. Beshun, experte en délices, l’emmena au cœur de la sexualité, où il n’y a pas de rancune ni d’inaptitude, où les deux corps cherchant à se rejoindre annihilent le moment dans leur effort, et transcendent le soi et le temps.
Ce fut si facile alors, si facile et si charmant, dehors, dans la poussière chaude, sous la lumière des étoiles. Et les jours furent longs, et chauds, et clairs, et la poussière avait l’odeur du corps de Beshun.
Il travailla ensuite dans une équipe de plantation. Les camions étaient descendus du nord-est, pleins de petits arbres, des milliers de jeunes plants qui avaient poussé dans les montagnes vertes, où il tombait quarante pouces de pluie par an, la ceinture de pluie. Ils plantèrent les petits arbres dans la poussière.
Quand ce fut fait, les cinquante équipes qui avaient travaillé durant la seconde année du Projet s’éloignèrent dans les camions plats, et regardèrent en arrière. Et ils virent ce qu’ils avaient fait. Il y avait une brume verte, très faible, sur les courbes pâles et les terrasses du désert. Sur la terre morte s’étendait, très léger, un voile de vie. Ils applaudirent, chantèrent, crièrent d’un camion à l’autre. Des larmes vinrent aux yeux de Shevek. Il pensa, Elle tire la feuille verte de la pierre… Gimar avait depuis longtemps retrouvé un poste dans le Plateau Sud.
— Pourquoi fais-tu cette tête-là ? lui demanda Beshun, se serrant contre lui tandis que le camion cahotait, et faisant courir sa main le long de son bras dur et blanchi de poussière.
— Les femmes, déclara Vokep, au dépôt de camions de Tin Ore, dans le Sud-Ouest. Les femmes pensent qu’elles te possèdent. Aucune femme ne peut être réellement une Odonienne.
— Odo elle-même… ?
— C’est de la théorie. Et elle n’a eu aucune vie sexuelle après qu’Asieo eut été tué, pas vrai ? Et de toute façon, il y a toujours des exceptions. Mais la plupart des femmes, leur seule relation avec un homme, c’est avoir. Soit posséder, soit être possédée.
— Tu penses qu’elles sont différentes des hommes sur ce point ?
— Je le sais. Ce qu’un homme veut, c’est la liberté. Ce que veut une femme, c’est la propriété. Elle ne te laissera partir que si elle peut t’échanger contre quelque chose d’autre. Toutes les femmes sont des propriétaires.
— C’est une drôle de chose à dire sur la moitié de la race humaine, dit Shevek, se demandant si l’homme avait raison. Beshun avait pleuré à s’en rendre malade quand on lui avait redonné un poste dans le Nord-Est, elle s’était mise en colère et avait tenté de lui faire dire qu’il ne pouvait pas vivre sans elle, et avait répété qu’elle ne pourrait pas vivre sans lui et qu’ils devaient être partenaires. Partenaires, comme si elle avait pu rester avec le même homme pendant six mois !
La langue que parlait Shevek, la seule qu’il connaissait, manquait d’expressions possessives pour qualifier l’acte sexuel. En Pravique, cela n’avait aucun sens pour un homme de dire qu’il avait « eu » une femme. Le mot dont la signification se rapprochait le plus de « baiser », et avait un emploi secondaire comme juron, était spécifique : il voulait dire violer. Le verbe usuel, ne prenant qu’un sujet pluriel, ne peut être traduit que par un mot neutre comme copuler. Il signifiait quelque chose que faisaient deux personnes, pas ce que faisait ou avait fait une seule personne. Cette structure des mots ne pouvait pas plus qu’une autre contenir la totalité des expériences, et Shevek était conscient du champ qui restait en dehors, mais sans être très certain de ses dimensions. Assurément, il avait senti qu’il possédait Beshun, durant certaines de ces nuits étoilées dans la Poussière. Et elle avait pensé qu’il lui appartenait. Mais ils s’étaient trompés tous les deux ; et Beshun, malgré sa sentimentalité, le savait ; elle lui avait finalement donné un baiser d’adieu en souriant, et l’avait laissé partir. Elle ne l’avait pas possédé. C’était le propre corps de Shevek, dans son premier élan de passion sexuelle adulte, qui l’avait possédé lui-même – et elle. Mais tout cela était fini. C’était arrivé. Jamais plus (pensait-il, dix-huit ans, assis avec un compagnon de voyage dans le dépôt de camions de Tin Ore, à minuit, au-dessus d’un verre d’une boisson douce, fruitée et collante, attendant de pouvoir monter dans un convoi se dirigeant vers le nord), jamais plus cela ne se reproduirait. Il pouvait arriver bien des choses, il ne se ferait pas prendre une seconde fois, il ne serait plus battu, vaincu. La défaite, l’abandon, avaient leurs propres séductions. Beshun elle-même pourrait ne jamais désirer de joie en dehors d’elles. Et pourquoi le voudrait-elle ? C’était elle, dans sa liberté, qui avait libéré Shevek.
— Tu sais, je ne suis pas d’accord, dit-il à Vokep au long visage, un agronome qui voyageait en direction d’Abbenay. Je crois que les hommes surtout doivent apprendre à être des anarchistes. Les femmes n’ont pas à l’apprendre.
Vokep secoua la tête d’un air inflexible.
— C’est les gosses, dit-il. Avoir des bébés. Ça les rend propriétaires. Après elles ne veulent plus lâcher. – Il soupira. – Tu touches et tu pars, frère, voilà la règle. Ne sois jamais possédé.
Shevek sourit et but son jus de fruit.
— Je ne le serai pas, dit-il.
Ce fut une joie pour lui de revenir à l’Institut Régional, de voir les collines basses parsemées de holums rabougris aux feuilles brunes, les jardins des cuisines, les domiciles, les dortoirs, les ateliers, les classes, les laboratoires, où il avait vécu depuis l’âge de 13 ans. Il serait toujours quelqu’un pour qui le retour était aussi important que le voyage. Partir n’était pas assez pour lui, seulement à moitié suffisant ; il devait revenir. Dans un tel caractère s’annonçait déjà, peut-être, la nature de la formidable exploration qu’il allait entreprendre jusqu’aux extrémités de la compréhension. Il ne se serait sans doute pas embarqué dans cette entreprise qui lui prit des années s’il n’avait pas eu la profonde certitude que le retour était possible ; qu’en réalité la vraie nature du voyage, comme une circumnavigation autour du globe, impliquait le retour. On ne peut pas descendre deux fois la même rivière, ni rentrer dans son foyer. Cela, il le savait ; en fait, c’était la base de sa vision du monde. Cependant, partant de cette acceptation du caractère transitoire des choses, il construisit sa grande théorie, où ce qui est le plus changeant est montré comme ce qui a le plus important caractère d’éternité, et notre relation avec la rivière, et sa relation avec nous et avec elle-même, devient aussitôt plus complexe et plus rassurante qu’un simple manque d’identité. Nous pouvons regagner notre foyer, affirme la Théorie Temporelle Générale, dès lors que nous comprenons que notre foyer est un endroit où nous n’avons jamais été.