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— Il y avait un homme quand j’étais au camp dans le Sud-Est. C’était la première fois que je voyais quelque chose comme cela. Il y avait un défaut dans le moteur de l’avion et il s’est écrasé en décollant et a pris feu. Quand ils ont sorti le pilote, il était brûlé sur tout le corps. Il a vécu pendant près de deux heures. Il n’aurait pas pu être sauvé ; il n’y avait aucune raison pour lui de vivre aussi longtemps, aucune justification pour ces deux heures. Nous attendions qu’ils envoient des anesthésiques depuis la côte. Je suis resté avec lui, en compagnie de quelques autres filles. C’était nous qui avions chargé l’avion. Il n’y avait pas de médecin. On ne pouvait rien faire pour lui, sauf rester là, être avec lui. Il était en état de choc, mais demeurait conscient. Il avait terriblement mal, surtout aux mains. Je ne pense pas qu’il savait que le reste de son corps était carbonisé, il avait surtout mal aux mains. On ne pouvait pas le toucher pour le réconforter, la peau et la chair se seraient arrachées au moindre contact, et il aurait crié. On ne pouvait rien faire pour lui. Il n’y avait aucune aide à lui donner. Peut-être savait-il que nous étions là, je ne sais pas. Je ne lui ai fait aucun bien. On ne pouvait rien faire pour lui. Et puis j’ai vu… vous voyez… j’ai vu qu’on ne pouvait rien faire pour personne. On ne peut pas se sauver les uns les autres. Ni nous-mêmes.

— Qu’est-ce qu’il te reste, alors ? L’isolement et le désespoir ! Tu nies la fraternité, Shevek ! cria la grande fille.

— Non – non, je ne la nie pas. J’essaie d’expliquer ce qu’est réellement la fraternité pour moi. Cela commence… cela commence par le partage de la souffrance.

— Et où s’achève-t-elle ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas encore.

Chapitre III

Urras

Quand Shevek se réveilla, après avoir dormi durant toute sa première matinée passée sur Urras, il avait le nez bouché, mal à la gorge, et il toussait beaucoup. Il pensa qu’il avait attrapé un rhume – même l’hygiène odonienne n’avait pas vaincu le rhume simple – mais le docteur qui attendait son réveil pour l’examiner, un homme distingué d’un certain âge, lui dit qu’il s’agissait plus vraisemblablement d’une forte fièvre des foins, une réaction allergique aux poussières et aux pollens étrangers d’Urras. Il sortit des pilules et une seringue, que Shevek accepta patiemment, et lui donna un repas, que Shevek accepta voracement. Le docteur lui demanda de rester dans son appartement, et le quitta. Dès qu’il eut fini de manger, il commença son exploration d’Urras, pièce par pièce.

Le lit – un lit massif sur quatre pieds, avec un matelas bien plus doux que celui de sa couchette à bord de L’Attentif, et des draps et couvertures compliqués, certains en soie et d’autres épais et chauds, et un tas d’oreillers comme un cumulus nuageux – le lit occupait une chambre à lui tout seul. Le sol était couvert d’un tapis élastique ; il y avait un coffre à tiroirs en bois merveilleusement sculpté et poli, et un placard assez grand pour contenir les vêtements d’un dortoir de dix hommes. Puis il y avait la grande salle commune avec l’âtre, qu’il avait vue la nuit précédente ; et une troisième pièce, qui contenait une baignoire, un lavabo et un sanitaire élaboré. Cette pièce était visiblement réservée à son seul usage, puisqu’elle donnait dans sa chambre, et ne renfermait qu’un élément de chaque genre, bien que chacun fût d’un luxe sensuel qui dépassait de loin l’érotisme simple et participait, dans l’esprit de Shevek, à une sorte d’apothéose ultime de l’excrément. Il passa près d’une heure dans cette troisième pièce, employant chaque élément l’un après l’autre, ce qui eut pour effet de le rendre très propre. L’eau était merveilleusement abondante. Les robinets continuaient à couler tant qu’on ne les fermait pas ; la baignoire devait contenir une soixantaine de litres, et la cuvette d’aisance devait bien utiliser cinq litres à chaque fois. Ce n’était pas vraiment surprenant. Les cinq sixièmes d’Urras étaient couverts d’eau. Même ses déserts étaient des déserts de glace, aux pôles. Pas besoin d’économiser ; pas de sécheresse… Mais que devenait la merde ? Il rumina ce problème, s’agenouillant à côté de la cuvette après avoir étudié son mécanisme. Ils devaient la filtrer de l’eau dans une usine d’engrais. Il y avait des communautés littorales sur Anarres qui utilisaient un tel système pour la récupération. Il avait l’intention de demander ce qu’il en était, mais ne le fit jamais. Il y eut beaucoup de questions qu’il ne posa jamais sur Urras.

Malgré sa tête lourde, il se sentait bien, et agité. Les pièces étaient si chaudes qu’il renonça à s’habiller pour l’instant et les parcourut en restant nu. Il alla jusqu’aux fenêtres de la grande salle et regarda dehors pendant un moment. La pièce était élevée. Il fut surpris au début et recula, n’étant pas habitué à se trouver dans un bâtiment de plus d’un étage. C’était comme regarder en bas depuis un dirigeable ; on se sentait détaché du sol, dominant, lointain. Les fenêtres donnaient directement, par-dessus un bosquet d’arbres, sur une construction blanche avec une élégante tour carrée. Au-delà de ce bâtiment, le paysage descendait vers une large vallée. Elle était tout en cultures, car les innombrables taches vertes qui la coloraient étaient rectangulaires. Même où le vert s’évanouissait dans le lointain bleuté, les lignes noires des chemins, des haies ou des arbres pouvaient encore être distinguées, formant un filet aussi fin que le système nerveux d’un corps vivant. Des collines s’élevaient enfin, bordant les vallées, ondulations douces, bleues et sombres sous le gris pâle et uni du ciel.

C’était le plus beau panorama que Shevek ait jamais contemplé. La délicatesse et la vitalité des couleurs, le mélange du dessin humain rectiligne et des contours puissants et nombreux de la nature, la diversité et l’harmonie des éléments, donnaient l’impression d’une plénitude complexe telle qu’il n’en avait jamais vue, sauf peut-être esquissée à une moindre échelle sur certains visages humains sereins et méditatifs.

Comparées à cela, toutes les scènes qu’Anarres pouvait offrir, même la Plaine d’Abbenay et les gorges du Ne Theras, étaient fades : nues, arides et rudimentaires. Les déserts du Sud-Ouest avaient une grande beauté, mais elle était hostile, et intemporelle. Même là où les hommes cultivaient Anarres avec le plus de soin, leur paysage ressemblait à une grossière esquisse à la craie jaune, comparé à cette splendeur gorgée de vie, riche d’histoire et de saisons à venir, inépuisable.

Voilà comment doit être un monde, pensa Shevek.

Et quelque part, dans ce faste bleu et vert, quelque chose chantait : une petite voix, haut perchée, qui commençait et s’arrêtait, incroyablement fine. Qu’était-ce ? Une petite voix douce et sauvage, une musique dans l’air.

Il l’écouta et sa gorge se serra.

On frappa à la porte. Tournant le dos à la fenêtre, nu, en se demandant qui cela pouvait être, Shevek dit :

— Entrez !

Un homme entra, portant des paquets. Il s’arrêta dans l’encadrement de la porte. Shevek traversa la pièce, disant son propre nom à la façon anarrestie et tendant la main à la manière urrastie.

L’homme, qui devait avoir environ cinquante ans, le visage ridé et fatigué, dit quelque chose dont Shevek ne comprit pas un mot, et ne lui serra pas la main. Peut-être les paquets l’en empêchaient-ils, mais il ne fit aucun effort pour les déplacer afin de libérer sa main. Son visage était très grave. Il était possible qu’il fût embarrassé.