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Shevek, qui pensait avoir au moins maîtrisé les coutumes de salutation urrasties, en fut déconcerté.

— Entrez, répéta-t-il, puis, comme les Urrastis utilisaient toujours des titres et des qualificatifs, il ajouta : monsieur !

L’homme repartit d’un nouveau discours inintelligible, tout en marchant de biais pour se diriger vers la chambre. Cette fois, Shevek saisit quand même quelques mots en Iotique, mais ne comprit pas le reste. Il laissa faire le gars, puisqu’il semblait vouloir aller dans la chambre. Peut-être était-ce un compagnon de chambre ? Mais il n’y avait qu’un lit. Shevek le laissa et revint vers la fenêtre ; l’homme fila dans l’autre pièce et fit du bruit pendant quelques minutes. Au moment où Shevek se disait que ce devait être un travailleur de nuit qui utilisait la chambre durant la journée, un arrangement que l’on faisait parfois dans des domiciles temporairement surchargés, il ressortit. Il dit quelque chose – peut-être « Tout est prêt, monsieur » – et baissa la tête d’une curieuse façon, comme s’il pensait que Shevek, à cinq mètres de là, allait le frapper au visage. Puis il sortit. Shevek resta près de la fenêtre, réalisant lentement que pour la première fois de sa vie on lui avait fait une courbette.

Il alla dans la chambre et s’aperçut que le lit avait été fait.

Lentement, pensif, il s’habilla. Il était en train de mettre ses chaussures quand on frappa de nouveau.

Un groupe entra, d’une manière différente ; d’une façon normale, sembla-t-il à Shevek, comme s’ils avaient un droit particulier d’être là, ou de se trouver dans n’importe quel autre endroit. L’homme aux paquets avait été hésitant, presque craintif. Et pourtant, par son visage, ses mains et ses vêtements, il était plus proche de la notion que Shevek avait de l’apparence d’un être humain normal que ces nouveaux venus. L’homme craintif s’était conduit bizarrement, mais il ressemblait à un Anarresti. Ces quatre-là se comportaient comme des Anarrestis mais ressemblaient, avec leur visage rasé et leurs vêtements somptueux, à des créatures d’une espèce étrangère.

Shevek reconnut malgré tout Pae parmi eux, et se souvint des autres comme étant les hommes qui étaient restés avec lui durant toute la nuit précédente. Il leur expliqua qu’il n’avait pas retenu leur nom et ils se présentèrent à nouveau en souriant : Dr Chifoilisk, Dr Oiie, et Dr Atro.

— Oh, bon sang ! s’exclama Shevek. Atro ! Je suis content de vous rencontrer !

Il posa ses mains sur les épaules du vieil homme et l’embrassa sur la joue, avant de penser que ce salut fraternel, assez commun sur Anarres, n’était peut-être pas admis ici.

Cependant, Atro l’embrassa aussi très chaleureusement et le dévisagea de ses yeux gris et voilés. Shevek se rendit compte qu’il était presque aveugle.

— Mon cher Shevek, dit-il, bienvenue en A-Io… bienvenue sur Urras… bienvenue ici, chez vous !

— Nous nous sommes écrit durant tant d’années, détruisant chacun les théories de l’autre !

— Vous étiez toujours le meilleur destructeur. Eh, attendez, j’ai quelque chose pour vous.

Le vieil homme fouilla dans ses poches. Sous sa robe pourpre d’universitaire, il portait une veste, sous cette veste un gilet, sous cela une chemise, et il y avait encore probablement une autre couche. Tous ces vêtements et son pantalon avaient des poches. Shevek regardait, fasciné, tandis qu’Atro cherchait dans six ou sept poches, contenant toutes des choses diverses, avant de trouver un petit cube de métal jaune monté sur un morceau de bois poli.

— Voilà, dit-il en le montrant. Votre prix. Le prix Seo Oen, vous savez. L’argent a été versé sur votre compte. Voilà. Avec neuf ans de retard, mais mieux vaut tard que jamais.

Ses mains tremblèrent lorsqu’il tendit l’objet à Shevek.

C’était lourd ; le cube jaune était en or massif. Shevek resta immobile, le tenant dans ses mains.

— Je ne sais pas ce que vous en pensez, jeunes gens, dit Atro, mais je vais m’asseoir.

Ils s’assirent tous dans les chaises profondes et souples que Shevek avait déjà examinées, intrigué par la matière dont elles étaient recouvertes, un tissu brun et non tramé qui avait la consistance de la peau.

— Quel âge aviez-vous il y a neuf ans, Shevek ?

Atro était le plus grand physicien vivant de la planète Urras. Il y avait en lui non seulement la dignité de l’âge, mais aussi la franche assurance de quelqu’un habitué au respect. Cela n’était pas nouveau pour Shevek. Atro avait justement cette sorte d’autorité que Shevek reconnaissait. Et cela lui plaisait aussi qu’on s’adressât à lui en l’appelant simplement par son nom.

— J’avais vingt-neuf ans quand j’ai terminé les Principes, Atro.

— Vingt-neuf ans ? Mon dieu. Cela fait de vous le plus jeune lauréat du Seo Oen depuis au moins un siècle. Ils n’ont pas réussi à me donner le mien avant que j’aie atteint la soixantaine… Et quel âge aviez-vous quand vous m’avez écrit pour la première fois ?

— Environ vingt ans.

Atro grogna.

— Je vous prenais pour un homme de quarante ans à l’époque !

— Et Sabul ? demanda Oiie.

Oiie était encore plus petit que la plupart des Urrastis, qui paraissaient tous petits à Shevek ; il avait un visage plat et impassible, et des yeux ovales d’un noir de jais.

— Vous n’avez pas écrit pendant une période de six ou huit ans, et Sabul est resté en contact avec nous ; mais il n’a jamais parlé avec nous par votre liaison radio. Nous nous demandions quelles étaient vos relations.

— Sabul est le doyen de l’Institut de Physique d’Abbenay, dit Shevek. Je travaillais avec lui.

— Un rival plus âgé ; jaloux ; qui s’occupait de vos livres ; c’était assez clair. Nous n’avons pas besoin d’explications, Oiie, dit le quatrième homme, Chifoilisk, d’une voix dure. Il était entre deux âges, trapu et basané, avec les mains fines de quelqu’un qui travaille dans un bureau. C’était le seul parmi eux dont le visage n’était pas entièrement rasé : sur son menton, un peu de barbe s’harmonisait avec ses cheveux courts d’un gris métallique.

— Inutile de prétendre que vous autres frères odoniens êtes tous remplis d’un amour fraternel, ajouta-t-il. La nature humaine est ce qu’elle est.

L’incapacité de Shevek à répondre fut atténuée par une série d’éternuements.

— Je n’ai pas de mouchoir, s’excusa-t-il en s’essuyant les yeux.

— Prenez le mien, dit Atro, et il sortit un mouchoir blanc comme neige d’une de ses nombreuses poches.

Shevek le prit et un souvenir importun lui perça le cœur à cet instant. Il pensa à sa fille Sadik, une fillette aux yeux noirs, lui disant : « Tu peux partager le mouchoir que j’utilise. » Ce souvenir, auquel il tenait beaucoup, était maintenant extrêmement pénible. Essayant de lui échapper, il sourit sans raison précise et déclara :

— Je suis allergique à votre planète. D’après le docteur.

— Mon dieu, vous n’allez pas éternuer comme cela tout le temps ? demanda le vieux Atro en le dévisageant.

— Votre homme n’est pas encore arrivé ? dit Pae.

— Mon homme ?

— Votre serviteur. Il devait vous apporter différentes choses. Dont quelques mouchoirs. De quoi vous aider en attendant que vous puissiez acheter vos affaires vous-même. Je crains qu’il n’y ait pas grand choix dans les vêtements prêts à porter pour quelqu’un de votre taille !

Quand Shevek eut compris tout cela (Pae parlait d’une voix rapide et nette, assortie avec ses traits doux et clairs), il répondit :

— C’est gentil de votre part. Je sens… – Il regarda Atro. – Vous savez, je suis le Mendiant, dit-il au vieil homme, comme il l’avait déclaré au Dr Kimoe à bord de L’Attentif. Je n’ai pas pu apporter d’argent, nous n’en utilisons pas. Et je n’ai pas pu apporter de cadeaux, nous n’avons rien que vous n’ayez déjà. Alors je suis venu comme un bon Odonien, « les mains vides ».