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Les portes du vaisseau se refermèrent. Les membres de l’équipe de la Défense repartirent en emportant leur compagnon mort ; ils ne firent aucun effort pour arrêter les meneurs de la foule qui se précipitaient vers l’astronef, mais la chef d’équipe, pâle d’indignation et de colère, leur cria des insultes quand ils passèrent près d’elle, et ils firent un détour pour l’éviter. Une fois devant le vaisseau, le désir de vengeance de la foule se dissipa et demeura hésitant. Le silence de l’astronef, les mouvements brefs des énormes grues squelettiques, l’étrange vision du sol brûlé, l’absence de toute chose à l’échelle humaine, tout cela les désorienta. Un jet de vapeur ou de gaz sortant d’un appareil relié au vaisseau en fit sursauter quelques-uns ; ils levèrent les yeux d’un air inquiet vers les fusées, grands tunnels noirs qui les surplombaient. Une sirène d’avertissement se mit à hurler à l’autre bout du terrain. Une personne recula d’abord vers la porte, puis une autre. Personne ne les arrêta. Au bout de dix minutes, le terrain était libre, la foule s’étirait sur la route d’Abbenay. Rien ne semblait être arrivé, après tout.

À bord de L’Attentif, il se passait beaucoup de choses. Depuis que le Contrôle au Sol avait avancé l’heure du départ, toute la routine devait être accomplie en deux fois moins de temps que d’habitude. Le capitaine avait ordonné que le passager soit sanglé et enfermé avec le docteur dans la salle de l’équipage, pour ne pas les avoir dans les jambes. Il y avait un écran dans cette salle, ils pourraient regarder le décollage s’ils le désiraient.

Le passager le regarda. Il vit le champ, et le mur qui l’entourait, et très loin du mur les versants du Ne Theras, tachetés de touffes de holums et d’épines de lune argentées et clairsemées.

Tout cela se précipita soudain vers le bas de l’écran. Le passager eut l’impression que son crâne était pressé contre l’appuie-tête. C’était comme un examen chez le dentiste, la tête repoussée en arrière, les mâchoires ouvertes de force. Il ne pouvait pas reprendre son souffle, il se sentait malade, il sentit ses entrailles se relâcher de peur. Son corps tout entier criait aux forces énormes qui s’étaient emparées de lui : Pas maintenant, pas encore, attendez !

Ses yeux le sauvèrent. Leur insistance à voir et à lui montrer le sortit de l’autisme de la terreur. Car sur l’écran s’étendait maintenant une vue étrange : une grande plaine de pierre pâle. C’était le désert que l’on voyait depuis les montagnes qui dominaient Grande Vallée. Comment était-il revenu à Grande Vallée ? Il essaya de se dire qu’il était dans un avion. Non, dans un astronef. Le bord de la plaine scintillait comme l’éclat de la lumière se réfléchissant sur l’eau, sur une mer lointaine. Il n’y avait pas d’eau dans ces déserts. Alors que voyait-il donc ? La plaine rocheuse n’était plus plate désormais, mais creuse, comme un énorme bol rempli de soleil. Et tandis qu’il la regardait d’un air émerveillé, elle devint moins profonde, répandant sa lumière. Brusquement, une ligne la divisa, abstraite, géométrique, une parfaite section de cercle. Et au-delà de cet arc, c’étaient les ténèbres. Des ténèbres qui transformèrent toute l’image, la rendant négative. La partie réelle, rocheuse, n’était plus concave et illuminée mais convexe, réfléchissante, rejetant la lumière. Ce n’était pas une plaine ou un bol, mais une sphère, une boule rocheuse et blanche qui plongeait dans les ténèbres, qui s’éloignait. C’était sa planète.

— Je ne comprends pas, dit-il à haute voix.

Quelqu’un lui répondit. Pendant un moment, il ne comprit pas que la personne qui se tenait à côté de sa couchette s’adressait à lui, et lui répondait, car il ne comprenait plus ce qu’était une réponse. Il n’était clairement conscient que d’une chose : son isolement personnel et total. Le monde s’était écroulé sous lui, et il restait seul.

Il avait toujours craint que cela n’arrivât, plus qu’il avait jamais craint la mort elle-même. Mourir, c’est perdre son individualité pour rejoindre le reste. Il s’était conservé, et avait perdu le reste.

Il fut enfin capable de lever les yeux vers l’homme qui se trouvait debout à côté de lui. C’était un étranger, bien sûr. Dorénavant, il n’y aurait plus que des étrangers. Il parlait dans une langue étrangère : le Iotique. Les mots prenaient un sens. Toutes les petites choses avaient un sens ; mais l’ensemble n’en avait pas. L’homme disait quelque chose au sujet des sangles qui le maintenaient. Il les tripota maladroitement. La couchette se redressa brusquement et il faillit en tomber, se trouvant étourdi et déséquilibré. L’homme continuait à demander si quelqu’un avait été blessé. De qui parlait-il ?

— Est-il sûr qu’il n’est pas blessé ?

La forme polie pour s’adresser directement à quelqu’un en Iotique était la troisième personne du singulier. L’homme voulait parler de lui, de lui-même. Il ne savait pas pourquoi il aurait dû être blessé ; l’homme continuait à parler de pierres qu’on lançait. Mais la pierre ne le frapperait jamais, pensa-t-il. Son regard revint vers l’écran pour y chercher la pierre, le caillou blanc qui tombait dans les ténèbres, mais l’écran s’était éteint.

— Je vais bien, dit-il enfin, au hasard.

Cette réponse n’apaisa pas l’autre homme.

— Venez avec moi, je vous prie. Je suis médecin.

— Je vais bien.

— Je vous demande de venir avec moi, Dr Shevek !

— Vous êtes docteur, dit Shevek après un instant de silence. Pas moi. On m’appelle Shevek.

Le docteur – un petit homme affable et chauve – fit une grimace inquiète.

— Vous devriez être dans votre cabine, monsieur – il y a danger d’infection – vous n’auriez dû être en contact avec personne d’autre que moi, j’ai été en désinfection pendant deux semaines pour rien, à cause de ce sacré capitaine ! Veuillez venir avec moi, monsieur. On me tiendra pour responsable…

Shevek sentit que le petit homme était embêté. Il n’avait aucun scrupule, aucune sympathie pour l’autre ; mais même là où il se trouvait maintenant, dans la solitude absolue, la seule loi perdurait, la seule loi qu’il eut jamais connue.

— D’accord, dit-il, et il se leva.

Il se sentait encore étourdi, et son épaule droite lui faisait mal. Il savait que le vaisseau bougeait, mais il n’y avait aucune sensation de mouvement ; il n’y avait que le silence, un silence effrayant et total, qui entourait ces murs. Le docteur le conduisit à travers de silencieux couloirs de métal, jusqu’à une pièce.

Elle était très petite, avec des murs qui paraissaient nus. Elle déplut à Shevek, lui rappelant un endroit dont il ne voulait pas se souvenir. Il s’arrêta dans l’encadrement de la porte. Mais le docteur insista pour qu’il entre, et il le fit.

Il s’assit sur la couchette, se sentant encore étourdi, endormi, et il regarda le docteur d’un air indifférent. Il se rendit compte qu’il aurait dû être curieux ; cet homme était le premier Urrasti qu’il ait jamais rencontré. Mais il était trop fatigué. Il aurait pu s’allonger et s’endormir aussitôt.

Il avait été debout durant toute la nuit précédente, plongé dans ses papiers. Trois jours plus tôt, il avait vu Takver et les enfants à Paix-et-Abondance, et il n’avait cessé d’être occupé depuis, à courir jusqu’à la tour de radio pour échanger des messages de dernière minute avec les gens d’Urras, à discuter de projets et d’hypothèses avec Bedap et les autres. Durant tous ces jours d’agitation, depuis que Takver était partie, il n’avait pas l’impression de faire les choses, mais d’être fait par elles. Il avait été entre les mains d’autres gens. Sa propre volonté n’agissait pas. Elle n’avait pas eu besoin d’agir. C’était sa propre volonté qui avait entraîné tout cela, qui avait créé ce moment et ces murs qui l’entouraient maintenant. Il y avait combien de temps ? Des années. Cinq ans auparavant, dans le silence de la nuit, à Chakar, dans les montagnes, quand il avait dit à Takver : « Je vais aller à Abbenay et abattre des murs. » Et même avant cela ; bien longtemps avant, dans la Poussière, durant les années de famine et de désespoir, quand il s’était promis de ne plus jamais agir que selon son libre arbitre. Et sa fidélité à cette promesse l’avait conduit ici : en cet instant intemporel, cet endroit sans une planète pour le soutenir, cette petite pièce, cette prison.