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La plupart des bâtiments qu’il avait vus récemment lui semblaient épouvantables parce qu’ils étaient vieux ; de plusieurs siècles, parfois de millénaires. La Fondation, au contraire, était neuve : elle venait d’être construite durant les dix dernières années, dans le style extravagant mais élégant de l’époque. L’architecture était impressionnante. On avait utilisé de grandes masses de couleurs. Les hauteurs et les distances étaient exagérées. Les laboratoires étaient spacieux et aérés, les ateliers d’usinage et de finition attenants étaient cachés derrière de splendides portiques néo-saetiens tout en arches et en colonnes. Les hangars étaient d’énormes dômes multicolores, transparents, fantastiques. Les hommes qui y travaillaient, par contraste, semblaient très calmes et très sérieux. Ils séparèrent Shevek de son escorte habituelle et lui firent visiter toute la Fondation, lui montrant chaque phase du système de propulsion interstellaire expérimental sur lequel ils travaillaient, depuis les ordinateurs et les plans jusqu’à un vaisseau à demi terminé, énorme et surréel dans les lumières orange, violettes et jaunes du vaste hangar hémisphérique.

— Vous avez tant de choses, dit Shevek à l’ingénieur qui s’était occupé de lui, nommé Oegeo. Vous avez tant de matériel pour travailler, et vous l’utilisez si bien. C’est magnifique – la coordination, la coopération, la grandeur de l’entreprise.

— Vous ne pourriez pas sortir un engin à cette échelle, là d’où vous venez, n’est-ce pas ? dit l’ingénieur en souriant.

— Des astronefs ? Notre flotte spatiale se limite aux vaisseaux par lesquels les Colons sont venus depuis Urras – ils ont été construits ici, sur Urras – il y a près de deux cents ans. Construire un seul navire pour transporter du grain de l’autre côté de la mer, une péniche, cela nous prend une année de préparatifs, et c’est un gros effort pour notre économie.

Oegeo acquiesça.

— Eh bien, nous avons le matériel, c’est vrai. Mais, vous savez, vous êtes l’homme qui peut nous dire quand on pourra laisser tomber tout ce boulot – et l’envoyer à la ferraille.

— Le laisser tomber ? Que voulez-vous dire ?

— Les voyages plus rapides que la lumière, lui répondit Oegeo. La transilience. La vieille physique dit que ce n’est pas possible. Les Terriens disent que ce n’est pas possible. Mais les Hainiens, qui après tout ont inventé le mode de propulsion que nous utilisons pour l’instant, disent que c’est possible ; seulement, ils ne savent pas comment faire, parce que c’est seulement maintenant grâce à nous qu’ils découvrent la physique temporelle. Et bien sûr, si la solution est dans la poche de quelqu’un, de quelqu’un des mondes connus, Dr Shevek, c’est dans la vôtre.

Shevek le regarda d’un air froid, ses yeux clairs étaient durs et pénétrants.

— Je suis un théoricien, Oegeo. Pas un dessinateur de navires.

— Si vous nous fournissez la théorie, l’unification de la Physique Séquentielle et de la Simultanéité dans une théorie temporelle générale, alors nous vous dessinerons les vaisseaux. Et nous arriverons sur Terra, sur Hain ou dans la galaxie la plus proche à l’instant même où nous aurons quitté Urras ! Ce tacot – et il regarda en bas du hangar la charpente diffuse du vaisseau inachevé qui dansait dans les sillons de lumière violets et orange – sera aussi démodé qu’un char à bœufs.

— Vos rêves sont comme vos constructions : superbes, dit Shevek, toujours distant et sombre.

Oegeo et les autres voulaient encore lui montrer beaucoup d’autres choses et discuter avec lui, mais il leur déclara bientôt, avec une simplicité qui excluait toute intention ironique :

— Je crois que vous feriez mieux de me reconduire aux gardiens.

Ils le firent ; ils se dirent adieu avec une chaleur mutuelle. Shevek monta dans la voiture et en sortit presque aussitôt.

— J’oubliais quelque chose, dit-il. Avons-nous le temps de voir une autre chose à Drio ?

— Il n’y a rien d’autre à Drio, répondit Pae, toujours poli, et tentant fortement de cacher son mécontentement dû à l’escapade de cinq heures qu’avait faite Shevek en compagnie des ingénieurs.

— J’aimerais voir le fort.

— Quel fort, monsieur ?

— Un vieux château, qui date du temps des rois. À la fin, on s’en servait comme prison.

— Un édifice pareil a dû être rasé. La Fondation a entièrement reconstruit la ville.

Quand ils furent dans la voiture, pendant que le chauffeur fermait les portes, Chifoilisk (autre cause probable du mécontentement de Pae) demanda :

— Pourquoi vouliez-vous voir un autre château, Shevek ? J’aurais cru que vous aviez vu assez de vieilles ruines pour quelque temps.

— Odo a passé neuf années au Fort de Drio, répondit Shevek. – Son visage était froid, comme il l’avait été depuis qu’il avait parlé à Oegeo. – Après l’Insurrection de 747. Elle y a écrit les Lettres de prison, et l’Analogie.

— Je crains qu’il n’ait été détruit, dit Pae d’une voix compatissante. Drio était une sorte de ville morte, et la Fondation l’a rasée pour repartir à zéro.

Shevek acquiesça. Mais tandis que la voiture suivait une autoroute longeant la rivière en direction de Ieu Eun, elle passa près d’une falaise qui dominait un méandre de la Seisse, et il y avait tout en haut de cette falaise un bâtiment lourd, implacable, en ruine, avec des tours de pierre noire. Rien n’aurait pu être aussi différent des splendides buildings clairs de la Fondation pour la Recherche Spatiale, des dômes multicolores, des ateliers lumineux, des pelouses propres et des allées bien entretenues. Rien n’aurait pu les faire autant ressembler à des morceaux de papier colorés.

— Voici le Fort, je suppose, remarqua Chifoilisk avec son air de satisfaction habituel quand il plaçait la remarque la plus embarrassante au moment où elle était la plus malvenue.

— Il est entièrement en ruine, dit Pae. Il doit être vide.

— Vous voulez vous arrêter pour y jeter un coup d’œil, Shevek ? demanda Chifoilisk, prêt à frapper contre la vitre qui les séparait du chauffeur.

— Non, dit Shevek.

Il avait vu ce qu’il voulait voir. Il y avait toujours un Fort à Drio. Il n’avait pas besoin d’y entrer et de chercher parmi les ruines la cellule dans laquelle Odo avait passé neuf ans. Il savait à quoi ressemblait une cellule de prison.

Le regard toujours froid et impassible, il leva les yeux vers les murs sombres et massifs qui maintenant surplombaient presque la voiture. Je suis resté ici pendant longtemps, disait le fort, et j’y suis encore.

Quand il fut de retour dans son appartement, après le dîner au Réfectoire des Aînés, il s’assit, seul, près du feu éteint. C’était l’été en A-Io, on approchait du jour le plus long de l’année, et bien qu’il fût huit heures passées il ne faisait pas encore nuit. De l’autre côté des fenêtres ogivales, le ciel gardait une trace du bleu pur et tendre de la journée. L’air était tiède, sentant la terre humide et l’herbe fraîchement coupée. Il y avait de la lumière dans la chapelle, de l’autre côté du petit bois, et un faible murmure musical dans l’air où passait une petite brise. Pas le chant des oiseaux, mais une musique humaine. Shevek l’écouta. Quelqu’un apprenait à jouer les Harmonies Numériques sur l’harmonium de la chapelle. Elles étaient aussi familières à Shevek qu’à n’importe quel Urrasti. Odo n’avait pas essayé de renouveler les rapports fondamentaux de la musique, en renouvelant les rapports humains. Elle avait toujours respecté ce qui était nécessaire. Les Fondateurs d’Anarres avaient laissé les lois humaines derrière eux, mais avaient emmené les lois de l’harmonie.