Un peu plus loin devant lui, dans l’allée ombragée, une personne était assise sur un banc de pierre et lisait.
Shevek s’approcha lentement. Il s’avança vers le banc et regarda cette personne assise sous les arbres, la tête penchée sur le livre dans l’obscurité vert et or. C’était une femme de cinquante ou soixante ans, bizarrement vêtue, les cheveux noués en arrière. Sa main gauche posée sur son menton cachait presque sa bouche sévère, sa main droite tenait les papiers sur son genou. Ils étaient lourds, ces papiers ; et la main froide qui les retenait était lourde aussi. La lumière diminuait rapidement, mais elle ne releva pas la tête une seule fois. Elle continuait à lire les feuilles d’épreuve de L’Organisme Social.
Shevek regarda Odo pendant un moment, puis s’assit sur le banc à côté d’elle.
Le concept de statue ne signifiait rien pour lui, et il y avait de la place sur le banc. Il s’assit simplement parce qu’il désirait de la compagnie.
Il regarda ce profil dur et triste, et ces mains, les mains d’une vieille femme. Son regard se leva vers les branches sombres. Pour la première fois de sa vie il comprit qu’Odo, dont il connaissait le visage depuis son enfance, dont les idées étaient centrales et permanentes dans son esprit et dans l’esprit de tous les gens qu’il connaissait, il comprit qu’Odo n’avait jamais mis le pied sur Anarres ; qu’elle avait vécu, était morte et avait été enterrée, à l’ombre d’arbres aux feuilles vertes, dans des cités inimaginables, parmi des gens qui parlaient des langues inconnues, sur un autre monde. Odo était une étrangère : une exilée.
Le jeune homme resta assis à côté de la statue, dans le crépuscule, l’un presque aussi tranquille que l’autre.
Finalement, se rendant compte qu’il commençait à faire sombre, il se leva et marcha dans les rues, puis demanda le chemin pour rejoindre l’Institut Central des Sciences.
Ce n’était pas loin ; il y arriva peu après que les lampadaires se furent allumés. Une concierge ou une gardienne lisait dans un petit bureau à l’entrée. Il dut frapper contre la porte ouverte pour attirer son attention.
— Shevek, dit-il. C’était la coutume de commencer une conversation avec un étranger en offrant son nom comme une sorte de poignée qu’il puisse prendre. Il n’y avait pas beaucoup d’autres poignées à offrir. Il n’y avait pas de rang, pas de termes hiérarchiques ni de formes respectueuses conventionnelles pour s’adresser à quelqu’un.
— Kokvan, répondit la femme. Tu ne devais pas arriver hier ?
— Ils ont changé les horaires du dirigeable. Est-ce qu’il y a un lit vide dans un des dortoirs ?
— Le numéro 46 est libre. De l’autre côté de la cour, dans le bâtiment de gauche. Sabul a laissé une note pour toi ici. Il te fait dire d’aller le voir dans la matinée au bureau de l’Institut de physique.
— Merci ! dit Shevek, et il traversa d’un pas rapide la grande cour pavée intérieure en balançant ses bagages à bout de bras – un manteau d’hiver et une paire de bottes de rechange. Des lampes étaient allumées dans des chambres tout autour de la cour carrée. Il y avait comme un murmure, la présence des gens dans le calme. Quelque chose s’animait dans l’air vif et pénétrant de la nuit, une sensation de drame, de promesse.
L’heure du service du dîner n’était pas terminée, et il fit un rapide détour par le réfectoire de l’Institut pour voir s’il restait encore de la nourriture pour lui. Il s’aperçut que son nom était déjà inscrit sur la liste régulière, et il trouva la nourriture excellente. Il y avait même un dessert, des fruits cuits au sirop. Shevek aimait les friandises, et comme il était l’un des derniers dîneurs et qu’il restait encore beaucoup de fruits, il en prit une seconde fois. Il mangea seul, assis à une petite table. Autour des tables plus grandes, des groupes de jeunes gens parlaient au-dessus de leurs assiettes vides ; il saisit des conversations sur le comportement de l’argon à basse température, le comportement d’un professeur de chimie lors d’un colloque, sur la soi-disant courbe du temps. Quelques personnes le regardèrent mais elles ne vinrent pas lui parler, comme auraient parlé à un étranger les gens d’une petite communauté ; leurs regards n’étaient pas hostiles ; le défiaient peut-être.
Au domicile, il trouva la Chambre 46 dans un long couloir de portes fermées. Ce n’étaient évidemment que des chambres individuelles et il se demanda pourquoi la gardienne l’avait envoyé ici. Depuis qu’il avait deux ans, il avait toujours vécu dans des dortoirs, des chambres de quatre à dix lits. Il frappa à la porte 46. Silence. Il l’ouvrit. C’était une petite chambre individuelle, vide, faiblement éclairée par la lumière du couloir. Il alluma la lampe. Deux chaises, un bureau, une règle à calcul ayant beaucoup servi, quelques livres et, soigneusement pliée sur le lit, une couverture orange faite à la main. Quelqu’un d’autre vivait ici, la gardienne s’était trompée. Il referma la porte. Puis l’entrouvrit à nouveau pour éteindre la lampe. Sur le bureau, sous cette lampe, il y avait une note, griffonnée sur un morceau de papier déchiré : « Shevek, Bureau Physique matinée 2-4-1-154. Sabul. »
Il posa son manteau sur une chaise, ses bottes sur le sol. Il resta debout un moment et lut les titres des livres : c’étaient des ouvrages de référence de physique et de mathématiques, reliés en vert, avec le Cercle de Vie imprimé sur la couverture. Il accrocha son manteau dans le placard et repoussa ses bottes. Puis il tira soigneusement le rideau du placard et traversa la pièce jusqu’à l’entrée ; quatre pas. Il resta là, hésitant pendant encore une minute puis, pour la première fois de sa vie, il ferma la porte de sa propre chambre.
Sabul était un petit homme de quarante ans, trapu et d’aspect négligé. Les poils de son visage étaient particulièrement sombres et rudes, et s’épaississaient en une barbe régulière sur son menton. Il portait une épaisse surtunique d’hiver, et apparemment n’avait pas cessé de la porter depuis l’hiver dernier ; les extrémités de ses manches étaient noires de crasse. Ses manières étaient brusques et renfrognées. Il parlait par bribes, tout comme il griffonnait des notes sur de petits morceaux de papier. Et il grognait.
— Il faut apprendre le Iotique, grogna-t-il à Shevek.
— Apprendre le Iotique ?
— C’est ce que j’ai dit.
— Pour quoi faire ?
— Pour que tu puisses lire les livres de physique urrastis ! Atro, To, Baisk, tous ces gens-là ! Personne ne les a traduit en Pravique, et apparemment personne ne le fera. Il y a peut-être six personnes sur Anarres capables de les comprendre. Quelle que soit la langue.
— Comment puis-je apprendre le Iotique ?
— Avec une grammaire et un dictionnaire !
Shevek tint bon.
— Et où vais-je les trouver ?
— Ici, grogna Sabul. Et il fouilla parmi les étagères mal tenues où s’entassaient des petits livres reliés en vert. Ses gestes étaient brusques et irritants. Il prit deux gros volumes sans reliure sur une étagère basse et les laissa tomber sur le bureau.
« Préviens-moi quand tu pourras lire Atro en Iotique. Je ne pourrai rien faire avec toi tant que tu n’en seras pas capable.
— Quelle sorte de mathématiques emploient ces Urrastis ?
— Rien que tu ne puisses comprendre.
— Y a-t-il quelqu’un ici qui travaille sur la chrono-topologie ?