— Oui, Turet. Tu peux le consulter. Tu n’as pas besoin de suivre ses cours.
— J’avais l’intention de suivre les cours de Gvarab.
— Pour quoi faire ?
— Son travail sur la fréquence et les cycles…
Sabul s’assit et se releva aussitôt. Il était incroyablement agité, et pourtant rigide, un vrai rabot.
— Ne perds pas de temps. Tu es bien en avance sur cette vieille femme en ce qui concerne la théorie séquentielle, et les autres idées qu’elle déclame ne sont que des conneries.
— Je m’intéresse aux principes de Simultanéité.
— La Simultanéité ! Quelle sorte d’imbécillités t’a enseigné Mitis, là-bas ?
Le physicien semblait furieux, les veines de ses tempes ressortaient sous ses cheveux courts et raides.
— J’ai organisé moi-même un travail d’équipe sur ce sujet.
— Allons, cesse de faire l’enfant. Il est temps de mûrir. Tu es ici, maintenant. Nous étudions la physique, ici, pas la religion. Laisse tomber le mysticisme et mûris. Combien de temps te faudra-t-il pour apprendre le Iotique ?
— Il m’a fallu plusieurs années pour apprendre le Pravique, répondit Shevek, mais cette légère ironie passa bien loin de Sabul.
— Cela m’a pris dix décades. C’est bien assez pour lire l’Introduction de To. Oh, bon sang, il te faut un texte à travailler. Autant prendre ça. Attends une seconde.
Il chercha dans un tiroir bondé et en sortit finalement un livre ; un livre bizarre, avec une couverture bleue, sans le Cercle de Vie. Le titre était imprimé en lettres d’or et semblait se lire Poilea Afio-ite, ce qui ne voulait rien dire, et la forme de certaines lettres n’était pas familière à Shevek. Il regarda ce livre, le prit quand Sabul le lui tendit, mais ne l’ouvrit pas. Il le tenait enfin, l’objet qu’il avait voulu voir, l’artefact étranger, le message d’un autre monde.
Il se souvint du livre que Palat lui avait montré, le livre de nombres.
— Reviens quand tu pourras lire ça, grogna Sabul.
Shevek se tourna pour partir. Sabul éleva son grognement :
— Et garde ces livres avec toi ! Ils ne sont pas pour tout le monde.
Le jeune homme s’arrêta, fit demi-tour et dit au bout d’un moment de sa voix calme et plutôt timide.
— Je ne comprends pas.
— Ne laisse personne d’autre les lire !
Shevek ne répondit pas.
Sabul se leva de nouveau et s’approcha de lui.
— Écoute. Tu es maintenant un membre de l’Institut Central des Sciences, un syndic physicien, et tu travailles avec moi, Sabul. Tu suis ? Le privilège, c’est la responsabilité. Exact ?
— Je vais acquérir une connaissance que je ne dois pas partager, dit Shevek après une courte pause, prononçant cette phrase comme s’il s’agissait d’une proposition de logique.
— Si tu trouves un paquet de capsules explosives dans la rue, est-ce que tu vas les « partager » avec tous les gosses qui passent ? Ces livres sont des explosifs. Est-ce que tu me comprends, maintenant ?
— Oui.
— Parfait.
Sabul se retourna, la colère que reflétait son visage semblait plutôt endémique que spécifique. Shevek sortit, portant délicatement la dynamite, avec un mélange de répulsion et de dévorante curiosité.
Il entreprit d’apprendre le Iotique. Il travaillait seul dans la chambre 46, à cause de l’avertissement de Sabul, et parce que très naturellement il aimait travailler seul.
Depuis qu’il était très jeune, il savait que d’une certaine façon il était différent de tous les autres gens qu’il connaissait. Pour un enfant, la conscience d’une telle différence est très pénible car, n’ayant encore rien fait et étant incapable de faire quoi que ce soit, il ne peut pas la justifier. La présence affectionnée des adultes à qui l’on peut se confier et qui sont aussi, à leur manière, différents, est le seul réconfort que puisse avoir un tel enfant ; et Shevek ne l’avait pas eu. En fait, son père avait été très affectionné, et il avait pu se confier à lui. Quoi que fût Shevek, ou quoi qu’il fît, Palat l’approuvait avec franchise. Mais Palat n’avait pas connu ce malheur d’être différent. Il était comme les autres, comme tous les autres pour qui le sentiment communautaire était si naturel. Il aimait Shevek, mais il ne pouvait pas lui montrer ce qu’était la liberté, lui montrer que seule l’acceptation de la solitude de chacun peut transcender cette solitude.
Shevek était donc habitué à un isolement intérieur, ébranlé par tous les contacts occasionnels et quotidiens, et par la compagnie de quelques amis. Ici, à Abbenay, il n’avait pas d’amis, et comme on ne le mit pas dans un dortoir il ne s’en fit aucun. Il était trop conscient, à vingt ans, des particularités de son esprit et de son caractère pour en sortir ; il était renfermé, lointain ; et ses compagnons étudiants, sentant que cet éloignement était réel, n’essayaient pas souvent de l’approcher.
L’intimité de sa chambre lui fut bientôt très chère. Il savourait son indépendance totale. Il ne quittait la chambre que pour le petit déjeuner et le dîner au réfectoire, et pour une brève promenade quotidienne dans les rues de la ville afin d’apaiser ses muscles, qui avaient l’habitude de faire de l’exercice ; puis retour à la Chambre 46 et à la grammaire iotique. Une fois par décade ou deux, on l’appelait pour le travail communautaire « décadaire », mais les gens avec qui il travaillait étaient des étrangers, pas des connaissances comme ils l’auraient été dans une petite communauté, si bien que ces journées de travail manuel ne provoquaient pas d’interruption psychologique dans son isolement, ni dans ses progrès en Iotique.
La grammaire elle-même, complexe, illogique et structurée, lui plaisait. Sa connaissance de la langue avança rapidement une fois qu’il eut assimilé le vocabulaire de base, car il savait ce qu’il lisait ; il connaissait ce domaine, les termes employés, et partout où s’élevait une difficulté, son intuition ou une équation mathématique lui montrait la bonne direction. Cependant, ce n’était pas toujours des lieux qu’il avait explorés. L’Introduction à la Physique Temporelle de To n’était pas un manuel pour débutants. Quand il fut parvenu à la moitié du livre, Shevek ne lisait plus du Iotique, il lisait de la physique ; et il comprenait pourquoi Sabul lui avait fait lire les physiciens urrastis avant d’entreprendre quoi que ce soit d’autre. Ils devançaient de loin tout ce qui avait été fait sur Anarres depuis vingt ou trente ans. Les plus brillantes observations des travaux de Sabul sur la Physique Séquentielle étaient en fait des traductions inavouées du Iotique.
Il dévora les autres livres que Sabul lui distribuait parcimonieusement, les principaux travaux des physiciens urrastis contemporains. Sa vie devint encore plus hermétique. Il n’était pas un membre actif du syndicat des étudiants, et n’assistait aux réunions d’aucun autre syndicat ou fédération à part la léthargique Fédération des Physiciens. Les réunions de ces groupes, véhicules à la fois de l’action sociale et de la sociabilité, rythmaient la vie dans toutes les petites communautés, mais ici, dans la grande ville, elles semblaient moins importantes. On ne se sentait pas tenu d’y aller ; il y avait toujours d’autres gens prêts à administrer les choses, et ils le faisaient assez bien. À part les charges décadaires et les attributions habituelles de veilleur à son domicile et aux laboratoires, Shevek réglait lui-même tout son emploi du temps. Il négligeait souvent ses promenades, et parfois ses repas. Cependant, il ne manqua jamais le seul cours auquel il assistait, celui de Gvarab sur la Fréquence et les Cycles.
Gvarab était assez vieille pour marmonner et s’écarter souvent de son sujet. Ses cours recevaient une assistance réduite et irrégulière. Elle remarqua vite que le garçon maigre aux grandes oreilles était son auditeur le plus assidu. Elle se mit à enseigner pour lui. Les yeux intelligents, clairs et attentifs, rencontraient les siens, la réconfortaient, la réveillaient ; elle redevenait brillante, retrouvait la vision perdue. Elle commençait à s’envoler, et les autres étudiants de la salle levaient les yeux vers elle d’un air incompréhensif ou stupéfait, effrayé même, s’ils avaient l’esprit craintif. Gvarab voyait un univers bien plus large que la plupart des gens, et cela leur faisait cligner des yeux. Le garçon au regard clair l’écoutait avec attention. Elle voyait dans son visage sa propre joie. Ce qu’elle offrait, ce qu’elle avait offert durant toute sa vie, ce que personne n’avait jamais partagé avec elle, il le prenait, il le partageait. Il était son frère, par-delà le gouffre d’une cinquantaine d’années, et sa rédemption.