— Comment l’Institut a-t-il obtenu cette ligne postale ?
— Grâce à l’élection de Pegvur à la CPD, il y a dix ans. – Pegvur avait été un physicien sans beaucoup de mérite. – Et depuis, j’ai dû faire très attention pour pouvoir la conserver. Tu comprends ?
Shevek acquiesça de la tête.
— De toute façon, Atro ne veut pas lire ton article. Je l’ai parcouru et je te l’ai rendu il y a des décades. Quand vas-tu cesser de perdre ton temps sur ces théories réactionnaires auxquelles s’accroche Gvarab ? Ne vois-tu pas qu’elle a perdu toute sa vie là-dessus ? Si tu continues, tu vas devenir abruti. Ce qui, bien sûr, est ton droit inaliénable. Mais tu ne feras pas de moi un abruti.
— Et si je soumettais cet article pour une publication ici, en Pravique ?
— Perte de temps.
Shevek reçut cette réponse avec un léger signe de tête. Il se leva, osseux et dégingandé, et resta debout un moment, perdu dans ses pensées. La clarté de l’hiver pâlissait son visage calme et ses cheveux qu’il portait maintenant noués en arrière comme une tresse. Il s’avança vers le bureau et prit un exemplaire sur la pile des livres qui venaient d’être publiés.
— J’aimerais en envoyer un à Mitis, dit-il.
— Prends-en autant que tu veux. Écoute. Si tu crois savoir ce que tu fais mieux que moi, alors tu n’as qu’à soumettre ton article à la Presse. Tu n’as pas besoin de permission ! Ce n’est pas une sorte de hiérarchie, tu sais ! Je ne peux pas t’en empêcher. Tout ce que je peux faire, c’est te donner mon avis.
— Tu es le consultant du Syndicat de la Presse pour ce qui concerne les manuscrits de physique, dit Shevek. Je pensais gagner du temps pour tout le monde en te le demandant maintenant.
Sa douceur était inflexible : comme il ne cherchait pas à dominer, il était indomptable.
— Que veux-tu dire par gagner du temps ? grommela Sabul.
Mais Sabul était aussi un Odonien : il s’agitait comme s’il était tourmenté par sa propre hypocrisie, il s’écarta de Shevek, se retourna vers lui, puis cracha d’une voix pleine de colère :
— Vas-y ! Soumets ton sacré machin ! Je me déclarerai incompétent pour donner le moindre conseil. Je leur dirai de consulter Gvarab. C’est elle, l’experte en simultanéité, pas moi. Cette mystique gâteuse ! L’univers comme une corde de harpe géante, qui vibre et oscille dans et hors de l’existence ! Quelle note joue-t-elle, au fait ? Des passages des Harmonies Numériques, je suppose ? Le fait est que je suis incompétent – en d’autres mots, non désireux – de donner des conseils à la CPD ou à la Presse sur des excréments intellectuels !
— Le travail que j’ai fait pour toi, dit Shevek, est une partie du travail que j’ai effectué en suivant les idées de Gvarab sur la Simultanéité. Si tu veux l’un, il faut aussi prendre l’autre. Le grain pousse mieux dans la merde, comme on dit dans le Nord.
Il attendit un moment et, ne recevant pas de réponse de Sabul, il lui dit au revoir et sortit.
Il savait qu’il avait gagné une bataille, et facilement, sans violence apparente. Mais il y avait pourtant eu violence.
Comme Mitis l’avait prédit, il était « l’homme de Sabul ». Sabul avait cessé d’être un physicien actif depuis des années ; sa grande réputation était fondée sur les connaissances soutirées à d’autres cerveaux. Shevek pensait, et Sabul en profitait.
C’était bien sûr une situation moralement intolérable, que Shevek devait dénoncer et faire cesser. Seulement, il ne le faisait pas. Il avait besoin de Sabul. Il voulait publier ce qu’il écrivait et l’envoyer aux gens qui pourraient le comprendre, les physiciens urrastis ; il avait besoin de leurs idées, de leurs critiques, de leur collaboration.
Aussi Sabul et lui avaient-ils fait un marché, comme des profiteurs. Cela n’avait pas été un combat, mais une vente. Tu me donnes ceci et je te donne cela. Si tu refuses, je refuse aussi. Vendu ? Vendu ! La carrière de Shevek, comme l’existence de sa société, dépendait de la bonne continuation d’un contrat de profit fondamental et tacite. Non pas d’une relation d’aide mutuelle et de solidarité, mais d’une relation d’exploitation ; pas organique mais mécanique. Une véritable fonction peut-elle naître d’une dysfonction de base ?
Mais tout ce que je veux, c’est que le travail soit fait, plaidait Shevek en lui-même, tout en marchant dans l’allée en direction de la cour rectangulaire du domicile, dans l’après-midi gris et venteux. C’est mon devoir, c’est ma joie, c’est le but de toute ma vie. L’homme avec qui je dois travailler désire la compétition, il veut dominer, c’est un profiteur, mais je ne peux pas changer cela ; si je veux travailler, je dois travailler avec lui.
Il pensa à Mitis et à son avertissement. Il pensa à l’Institut du Nord et à la soirée, la veille de son départ. Cela semblait avoir eu lieu bien longtemps auparavant, et paraissait si puérilement paisible et tranquille qu’il aurait pu en pleurer de nostalgie. Tandis qu’il marchait sous le porche du Bâtiment des Sciences de la Vie, une fille qui passait n’arrêta pas de le regarder, et il pensa qu’elle ressemblait à cette fille – comment s’appelait-elle ? – celle qui avait les cheveux courts, qui avait mangé tant de beignets le soir de cette fête. Il s’arrêta et se retourna, mais elle avait déjà tourné au coin. De toute façon, elle avait des cheveux longs. Tout était fini, fini. Il s’écarta de l’abri du porche et sortit dans le vent qui portait une pluie fine et clairsemée. La pluie était toujours clairsemée, quand il en tombait. C’était un monde sec. Sec, pâle, hostile. « Hostile ! » dit Shevek à haute voix, en Iotique. Il n’avait jamais entendu parler cette langue ; elle paraissait très bizarre. La pluie lui fouettait le visage comme du gravier qu’on aurait lancé. C’était une pluie hostile. Son mal de gorge était maintenant accompagné d’un terrible mal de tête, dont il venait seulement de prendre conscience. Il regagna la chambre 46 et s’allongea sur la couche, qui lui parut bien plus basse que d’habitude. Il tremblait, et ne pouvait pas s’arrêter de trembler. Il s’enroula dans la couverture orange et se recroquevilla, essayant de dormir, mais il ne pouvait pas s’empêcher de trembler, car tout son corps était pris dans un bombardement atomique constant qui augmentait en même temps que sa température.
Il n’avait jamais été malade, et n’avait jamais connu de malaise physique pire que la fatigue. N’ayant aucune idée des symptômes d’une forte fièvre, il pensa, durant les moments de lucidité de cette longue nuit, qu’il devenait fou. La crainte de la folie le poussa à chercher du secours quand le jour se leva. Il avait trop peur de lui-même pour demander de l’aide à ses voisins de couloir : il s’était entendu délirer durant la nuit. Il se traîna jusqu’à la clinique locale, à huit blocs de là, parmi les rues froides et illuminées d’aurore qui tournoyaient autour de lui. À la clinique, ils établirent que sa folie était une légère pneumonie et lui attribuèrent un lit dans la Salle Deux. Il protesta. L’assistant l’accusa d’égotiser et lui expliqua que s’il rentrait au domicile un médecin devrait aller le voir spécialement là-bas et s’occuper personnellement de lui. Il alla se coucher dans la Salle Deux. Tous ses compagnons de chambre étaient âgés. Une infirmière vint lui offrir un verre d’eau et une pilule.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Shevek d’un air soupçonneux.
Il claquait toujours des dents.