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— Ça n’a pas d’importance, dit le jeune homme. Son visage amaigri par la maladie était couvert de très petites gouttelettes de sueur qui faisaient briller son front et ses joues comme s’ils étaient huilés.

Il y eut un nouveau silence, puis Rulag dit, de sa voix gracieuse et posée :

— Oh si, cela avait de l’importance, et cela en a encore. Mais c’est Palat qui est resté avec toi pendant tes premières années. C’était un soutien, un parent, ce que je ne suis pas. Pour moi, le travail passe en premier. Et il en a toujours été ainsi. Mais je suis quand même contente que tu sois ici, Shevek. Peut-être pourrais-je t’être utile, maintenant. Je sais qu’Abbenay est un endroit plutôt rébarbatif, au début. On s’y sent perdu, solitaire, il y manque la solidarité simple que l’on trouve dans les petites villes. Je connais des gens intéressants, que tu aimerais sans doute rencontrer. Et des gens qui pourraient t’être utiles. Je connais Sabul ; j’ai une petite idée des problèmes que tu as dû avoir avec lui, et avec tout l’Institut. Ils jouent le jeu de la domination, là-bas. Et il faut un peu d’expérience pour savoir comment ne pas s’y laisser prendre. En tout cas, je suis contente que tu sois ici. Cela me donne un plaisir que je n’avais pas cherché, une sorte de joie… J’ai lu ton livre. C’est le tien, n’est-ce pas ? Autrement, pourquoi Sabul publierait-il en collaboration avec un étudiant de vingt ans ? Le sujet me dépasse, je ne suis qu’un ingénieur. Je reconnais que je suis fière de toi. C’est étrange, n’est-ce pas ? Déraisonnable. Propriétaire, même. Comme si tu étais quelque chose qui m’appartenait ! Mais en vieillissant, on a besoin de certains réconforts qui ne sont pas toujours entièrement raisonnables. Pour pouvoir au moins continuer à vivre.

Il vit sa solitude. Il vit sa douleur, et en fut indigné. Cela le menaçait. Cela menaçait la loyauté de son père, cet amour pur et constant dans lequel sa vie avait pris racine. Quel droit avait-elle, elle qui avait abandonné Palat dans le besoin, de venir dans le besoin trouver le fils de Palat ? Il n’avait rien, rien à lui donner, ni à elle, ni à personne.

— Cela aurait sans doute été mieux, dit-il, si tu étais venue en pensant aussi à moi comme à une statistique.

— Ah, répondit-elle.

La réponse douce, habituelle, désolée. Elle détourna son regard.

À l’autre bout de la salle, les vieux l’admiraient en se poussant du coude.

— Je crois, dit-elle, que j’essayais de te revendiquer. Mais en pensant que toi aussi, tu voulais bien de moi.

Il ne répondit pas.

— Nous ne sommes plus mère et fils, sauf biologiquement, bien sûr. – Elle avait retrouvé son petit sourire. – Tu ne te souviens pas de moi, et le bébé dont je me souviens n’est pas cet homme de vingt ans. Tout cela est du passé, c’est fini. Mais nous sommes frère et sœur, ici et maintenant. Et c’est ce qui importe, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas.

Elle resta assise sans parler pendant une minute, puis se leva.

— Tu dois te reposer. Tu étais très malade, la première fois que je suis venue. Ils disent que tu iras bien maintenant. Je ne crois pas que je reviendrai.

Il ne répondit pas.

— Salut, Shevek, dit-elle, et elle fit demi-tour en parlant. Il eut l’impression brève et affreuse de voir son visage changer complètement pendant qu’elle parlait, se briser, se casser en morceaux. Cela avait dû être son imagination. Elle sortit de la salle avec la démarche gracieuse et posée d’une jolie femme, et il la vit s’arrêter dans le hall pour parler en souriant à l’infirmière.

Il laissa entrer la peur qui était venue avec elle, la sensation des promesses brisées, de l’incohérence du temps. Il s’effondra et se mit à pleurer, essayant de cacher son visage dans le refuge de ses bras, car il ne trouvait pas la force de se retourner. Un des vieillards, un de ces vieux hommes malades, vint s’asseoir sur le bord de son lit et lui tapota l’épaule.

— Ne t’en fais pas, frère. Tout ira bien, petit frère, murmura-t-il.

Shevek l’entendit et sentit sa main, mais ne trouva aucun réconfort dans ce contact. Même le frère ne peut donner aucun réconfort dans l’affliction ; dans l’ombre, au pied du mur.

Chapitre V

Urras

Shevek acheva sa carrière de touriste avec soulagement. La nouvelle année scolaire s’ouvrait à Ieu Eun ; maintenant il pouvait s’installer au Paradis pour y vivre, et y travailler au lieu de le regarder simplement de l’extérieur. Il prit en charge deux séminaires et un cours libre. On n’avait pas insisté pour qu’il enseigne, mais lui-même avait demandé à le faire, et les administrateurs avaient arrangé les séminaires. Les cours libres n’étaient pas son idée, ni la leur. Une délégation d’étudiants était venue lui demander de les donner et il avait accepté aussitôt. C’étaient ainsi qu’étaient organisés les cours dans les centres d’éducation anarrestis ; à la demande des étudiants, ou sur une initiative du professeur, ou par les étudiants et le professeur ensemble. Quand il s’aperçut que cela dérangeait les administrateurs, il en fut amusé.

— S’attendent-ils à ce que les étudiants ne soient pas des anarchistes ? dit-il. Comment les jeunes pourraient-ils ne pas l’être ? Quand on se trouve tout en bas, on doit organiser les choses en remontant !

Il ne voulait pas que l’administration le relève de ce poste – il avait déjà pris part à ce genre de combat – et comme il communiquait sa fermeté aux étudiants, ils tinrent bon. Pour éviter une désagréable publicité, les Recteurs de l’Université cédèrent, et Shevek commença son cours devant une audience initiale de deux mille personnes. Mais l’assistance diminua rapidement. Il plongeait dans la physique, sans jamais s’écarter vers des opinions personnelles ou politiques, et c’était une physique d’un niveau plutôt élevé. Mais quelques centaines d’étudiants continuèrent à venir. Certains venaient par simple curiosité, pour voir l’homme de la Lune ; d’autres étaient attirés par la personnalité de Shevek, par l’homme et le libertaire qu’ils pouvaient sentir à travers ses paroles, même quand ils ne pouvaient pas suivre ses raisonnements mathématiques. Et un nombre surprenant d’entre eux étaient capables de suivre à la fois la philosophie et les mathématiques.

Ils étaient merveilleusement entraînés, ces étudiants. Leur esprit était subtil, rapide et attentif. Quand ils ne travaillaient pas, ils se reposaient. Ils n’étaient pas gênés ou distraits par une douzaine d’autres obligations. Ils ne s’endormaient jamais durant les cours parce qu’ils étaient épuisés par leur tour de service décadaire survenu le jour précédent. Leur société les maintenait à l’abri des manques, des distractions et des charges.

Ce qu’ils étaient libres de faire, cependant, était une autre question. Il apparut à Shevek que leur manque d’obligations était exactement proportionnel à leur manque d’initiative.

Il fut épouvanté par le système des examens, quand on le lui expliqua ; il ne pouvait pas imaginer de plus grand obstacle au désir naturel d’apprendre que cette façon de se gaver d’informations pour les dégorger à la demande. Au début, il refusa de faire passer des tests et des examens, mais cela ennuya tellement les administrateurs de l’Université qu’il finit par accepter, ne voulant pas se montrer discourtois envers ses hôtes. Il demanda à ses étudiants d’écrire un essai sur la question de physique qui les intéressait le plus et leur dit qu’il leur donnerait à tous la plus haute note, afin que les bureaucrates aient quelque chose à mettre sur leurs formulaires et leurs listes. À sa grande surprise, un bon nombre d’étudiants vint le voir pour se plaindre de cette méthode. Ils voulaient qu’il leur donne des problèmes, qu’il les interroge ; ils ne voulaient pas penser eux-mêmes à des questions, mais écrire les réponses qu’ils avaient apprises. Et certains d’entre eux s’élevaient vivement contre le fait d’attribuer la même note à tous. Comment les bons étudiants pourraient-ils être distingués des paresseux ? À quoi bon travailler avec application ? Si aucune distinction compétitive n’était faite, autant se tourner les pouces.