Выбрать главу

Shevek cligna les yeux, mais ne fit aucun commentaire.

— Où sont les vêtements que je portais ? demanda-t-il.

— Vos vêtements ? Je les ai fait nettoyer… stériliser. J’espère que cela ne vous dérange pas, monsieur…

Il fouilla dans un placard mural que Shevek n’avait pas découvert et en sortit un paquet enveloppé dans du papier vert pâle. Il défit les vieux vêtements de Shevek, qui semblaient très propres et un peu rétrécis, fit une boule du papier vert, activa un autre panneau, jeta le papier dans le réceptacle qui s’ouvrait, et sourit d’un air hésitant.

— Voilà, Dr Shevek.

— Qu’est-il arrivé au papier ?

— Au papier ?

— Le papier vert.

— Oh, je l’ai mis à la poubelle.

— La poubelle ?

— Pour les détritus. Il a été brûlé.

— Vous brûlez le papier ?

— Peut-être a-t-il simplement été lâché dans l’espace, je n’en sais rien. Je ne suis pas un médic de l’espace, Dr Shevek. J’ai eu l’honneur de vous recevoir en raison de mon expérience avec d’autres visiteurs venus de l’extérieur, les ambassadeurs de Terra et de Hain. Je m’occupe de la décontamination et de la procédure d’adaptation pour tous les étrangers qui arrivent en A-Io. Bien que vous ne soyez pas vraiment étranger, évidemment.

Il regarda Shevek d’un air gêné ; celui-ci ne pouvait pas suivre tout ce qu’il disait, mais discernait la nature inquiète, timide et bien intentionnée qui se trouvait derrière les mots.

— Non, lui assura Shevek, peut-être ai-je eu la même grand-mère que vous, il y a deux cents ans, sur Urras.

Il mettait ses vieux vêtements et, en enfilant sa chemise par-dessus sa tête, il vit le docteur fourrer les « vêtements de sommeil » bleus et jaunes dans l’ouverture de la « poubelle ». Shevek s’arrêta, le col de sa chemise encore sur le nez. Puis il émergea complètement, s’agenouilla et ouvrit la poubelle. Elle était vide.

— Les vêtements sont brûlés ?

— Oh, ceux-là sont des pyjamas bon marché, pour le service… on les met et on les jette, cela coûte moins cher que de les faire nettoyer.

— Cela coûte moins cher, répéta Shevek d’un air méditatif. Il avait prononcé ces mots à la façon d’un paléontologue regardant un fossile, un fossile datant d’au moins une strate.

— Je crains que vos bagages n’aient été perdus dans cette course pour atteindre le vaisseau. J’espère qu’ils ne contenaient rien d’important.

— Je n’ai rien apporté, dit Shevek.

Bien que ses habits aient été lessivés à en devenir presque blancs et aient un peu rétréci, ils lui allaient encore, et le contact dur et familier des vêtements en fibres de holum était agréable. Il se sentit à nouveau lui-même. Il s’assit sur le lit en face du docteur et dit :

— Voyez-vous, je sais que vous ne prenez pas les choses comme nous le faisons. Sur votre monde, sur Urras, on doit acheter les choses. Je viens sur votre monde, mais je n’ai pas d’argent, je ne peux pas acheter, donc je devrais apporter. Mais que puis-je apporter ? Mes vêtements, oui, je peux apporter deux costumes. De la nourriture ? Comment pourrais-je apporter assez de nourriture ? Je ne peux pas apporter, je ne peux pas acheter. Et si je dois être gardé en vie, vous devrez me nourrir. Je suis un Anarresti, je fais se conduire les Urrastis comme les Anarrestis : donner, ne pas vendre. Si vous le voulez. Bien entendu, il n’est pas nécessaire de me garder en vie ! Je suis le Mendiant, vous voyez.

— Oh, pas du tout, monsieur, non, non. Vous êtes un hôte très honoré. Je vous prie de ne pas nous juger d’après l’équipage de ce vaisseau, ce sont des hommes très ignorants, très limités… vous n’avez aucune idée de l’accueil que vous allez recevoir sur Urras. Après tout, vous êtes un savant célèbre dans le monde entier – dans toute la galaxie ! Et notre premier visiteur d’Anarres ! Je vous assure, les choses seront très différentes quand vous arriverez sur le Champ de Peier.

Le voyage jusqu’à la Lune prenait habituellement quatre jours et demi, dans les deux sens, mais cette fois cinq jours d’adaptation pour le passager furent ajoutés à la durée du retour. Shevek et le Dr Kimoe les passèrent en vaccinations et en conversations. Le capitaine de L’Attentif les passa à maintenir son vaisseau en orbite autour d’Urras et à jurer. Quand il devait parler à Shevek, il le faisait avec un désagréable manque de respect. Le docteur, qui était prêt à tout expliquer, avait son analyse toute faite :

— Il a l’habitude de considérer tous les étrangers comme des inférieurs, comme des êtres pas tout à fait humains.

— Odo appelait cela la création de pseudo-espèces. Oui. Je croyais que sur Urras, les gens ne pensaient peut-être plus de la sorte, puisque vous avez tant de langages et de nations différentes, et même des visiteurs d’autres systèmes solaires.

— Nous en avons très peu. Les voyages interstellaires sont si coûteux et si lents. Peut-être n’en sera-t-il pas toujours ainsi, ajouta Kimoe, avec l’intention évidente de flatter Shevek ou de le faire parler, ce que Shevek ignora.

— L’officier en second semble avoir peur de moi, dit-il.

— Oh, en ce qui le concerne, c’est de la bigoterie religieuse. C’est un Épiphaniste partisan d’une interprétation stricte. Il récite les Primes toutes les nuits. C’est un esprit totalement rigide.

— Et il me voit… comment ?

— Comme un dangereux athée.

— Un athée ! Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que vous êtes un Odonien d’Anarres – il n’y a pas de religion sur Anarres.

— Pas de religion ? Sommes-nous des pierres, sur Anarres ?

— Je veux dire de religion établie – d’églises, de sectes…

Kimoe s’emportait facilement. Il avait l’assurance vigoureuse du médecin, mais Shevek l’énervait sans arrêt. Toutes ses explications s’achevaient, après deux ou trois questions de Shevek, dans la confusion. Chacun considérait comme admises certaines relations que l’autre ne pouvait même pas voir. Par exemple, cette curieuse affaire de supériorité et d’infériorité. Shevek savait que le concept de supériorité, de hauteur relative, était important pour les Urrastis ; ils utilisaient souvent le terme « plus grand » comme synonyme de « meilleur » dans leurs écrits, là où un Anarresti aurait employé « plus central ». Mais qu’est-ce que le fait d’être plus grand avait à voir avec le fait d’être étranger ? C’était une énigme parmi des centaines.

— Je vois, dit-il alors, tandis que s’éclaircissait une autre énigme. Vous n’admettez pas de religion en dehors des églises, tout comme vous n’admettez pas de moralité en dehors des lois. Vous savez, je n’ai jamais compris cela, lors de mes nombreuses lectures de livres urrastis.

— Eh bien, de nos jours, toute personne éclairée admettrait…

— Le vocabulaire rend notre discussion difficile, dit Shevek, poursuivant sa découverte. En Pravique, le mot religion est inhabituel. Non, comment dites-vous… rare. Pas souvent utilisé. Bien sûr, c’est une des Catégories : le Quatrième Mode. Peu de gens apprennent à pratiquer tous les Modes. Mais les Modes sont construits d’après les capacités naturelles de l’esprit, vous ne pourriez pas croire sérieusement que nous n’avons aucune capacité religieuse ? Que nous pouvons connaître la physique en étant coupés des relations les plus profondes qu’il y a entre l’homme et le cosmos ?

— Oh, non, pas du tout…

— Ce serait faire de nous une pseudo-espèce !

— Des hommes éduqués comprendraient certainement cela, ces officiers sont des ignorants.

— Mais alors, seuls les bigots sont autorisés à aller dans le cosmos ?