— Et de quoi as-tu besoin ?
Elle baissa les yeux vers le sol, grattant de l’ongle la surface d’un rocher. Elle ne dit rien. Elle se baissa pour cueillir un brin d’épine de lune, mais ne le prit pas, le toucha à peine, sentit simplement la tige douce et la feuille fragile. Shevek vit dans la tension de ses mouvements qu’elle essayait de contenir ou de réprimer de toutes ses forces une tempête d’émotions pour pouvoir parler. Et quand elle parla, ce fut d’une voix basse et un peu rauque.
— J’ai besoin du lien, dit-elle. Du vrai lien. Le corps et l’esprit, et pendant toutes les années de ma vie. Rien d’autre. Rien de moins.
Elle lui lança un coup d’œil méfiant, cela aurait pu être de la haine.
La joie s’éleva mystérieusement en lui, comme le bruit et l’odeur du torrent qui s’élevait dans les ténèbres. Il eut un sentiment d’illimité, de clarté, de clarté totale, comme si on venait de le libérer. Derrière la tête de Takver, la Lune qui se levait éclaircissait le ciel ; les pics lointains étaient nets et argentés.
— Oui, c’est ça, dit-il, sans en être conscient, sans avoir l’impression de parler à quelqu’un d’autre ; il disait ce qui lui venait à l’esprit, l’air pensif. Je ne l’ai jamais trouvé.
Il y avait encore un peu d’irritation dans la voix de Takver.
— Tu n’as jamais pu le trouver.
— Pourquoi pas ?
— Parce que tu n’en as jamais vu la possibilité, je suppose.
— Que veux-tu dire par « la possibilité » ?
— La personne !
Il réfléchit à cela. Ils étaient assis à un mètre l’un de l’autre, serrant les genoux parce qu’il commençait à faire froid. L’air leur coulait dans la gorge comme de l’eau glacée. Chacun pouvait voir le souffle de l’autre, nuage de vapeur dans l’éclat de la lune qui augmentait régulièrement.
— La nuit où je l’ai vue, dit Takver, c’était la nuit précédant ton départ de l’Institut Régional du Nord. Il y avait une fête, tu te souviens. Certains d’entre nous se sont assis pour parler toute la nuit. Mais c’était il y a quatre ans. Et tu ne connaissais même pas mon nom.
Il n’y avait pas de rancune dans sa voix ; on aurait dit qu’elle voulait excuser Shevek.
— Et à ce moment, tu as vu en moi ce que j’ai vu en toi durant ces quatre derniers jours ?
— Je ne sais pas. Je ne peux pas dire. Ce n’était pas seulement sexuel. Je t’avais déjà remarqué avant. Mais cette fois-là, c’était différent ; je t’ai vu. Mais j’ignore ce que tu vois maintenant. Et je ne savais pas réellement ce que je voyais à ce moment. Je ne te connaissais pas bien du tout. Seulement, quand tu as parlé, il m’a semblé voir clair en toi, au centre. Mais tu devais être très différent de ce que je pensais. Ce n’était pas ta faute, après tout, ajouta-t-elle. Mais je savais que ce que je voyais en toi, c’était ce dont j’avais besoin. Pas seulement ce que je désirais !
— Et tu es à Abbenay depuis deux ans, et tu n’as pas…
— Pas quoi ? Tout était en moi, dans ma tête, tu ne connaissais même pas mon nom. Une seule personne ne peut pas établir un lien, après tout !
— Et tu avais peur de venir vers moi parce que j’aurais pu ne pas vouloir de ce lien.
— Je n’avais pas peur. Je savais que tu étais une personne qui… qu’on ne pouvait pas forcer… Enfin, oui, j’avais peur. J’avais peur de toi. Pas de faire une erreur. Je savais que ce n’était pas une erreur. Mais tu étais… toi-même. Tu n’es pas comme la plupart des gens, tu sais. J’avais peur de toi parce que tu étais mon égal ! – Le ton de sa voix était devenu farouche en finissant cette phrase, mais elle ajouta très vite avec douceur : cela n’a pas beaucoup d’importance, tu sais, Shevek.
C’était la première fois qu’il l’entendait prononcer son nom. Il se tourna vers elle et dit en bafouillant, presque en sanglotant :
— Pas d’importance ? D’abord tu me montres… tu me montres ce qui est important, ce qui est réellement important, ce dont j’ai eu besoin toute ma vie… et ensuite tu dis que ça n’a pas d’importance !
Ils étaient face à face maintenant, mais ne s’étaient pas touchés.
— Alors, c’est aussi ce dont tu as besoin ?
— Oui. Le lien. La chance.
— Maintenant… pour la vie ?
— Maintenant et pour la vie.
La vie, répéta le torrent d’eau claire qui courait parmi les rochers, dans les ténèbres froides.
Quand Shevek et Takver revinrent des montagnes, ils prirent une chambre double. Aucune n’était libre dans les blocs proches de l’Institut, mais Takver en avait trouvé une pas trop éloignée, dans un vieux domicile à l’extrémité nord de la ville. Pour obtenir la chambre, ils allèrent voir l’administratrice des logements du bloc – Abbenay était divisée à peu près en deux cents régions administratives locales, appelées blocs – une polisseuse de lentilles qui travaillait chez elle et gardait ses trois jeunes enfants à domicile avec elle. Elle conservait les listes de logements dans le compartiment supérieur d’un placard pour que les enfants ne puissent pas les prendre. Elle vérifia que la chambre était notée vacante ; Shevek et Takver la notèrent occupée en signant leur nom.
Le déménagement ne fut pas compliqué non plus. Shevek apporta une boîte de papiers, ses bottes d’hiver, et la couverture orange. Takver dut faire trois voyages. Un jusqu’au dépôt de vêtements du district pour leur prendre à tous deux des habits neufs, un acte qu’elle considérait obscurément mais fortement comme étant essentiel au commencement de leur alliance. Puis elle se rendit à son ancien dortoir, une fois pour y chercher ses vêtements et ses papiers, puis une seconde fois, avec Shevek, pour y prendre un certain nombre d’objets curieux : des formes concentriques et complexes en fil de fer, qui bougeaient et se transformaient lentement d’elles-mêmes quand elles étaient suspendues à un plafond. Elle les avait faites avec des bouts de fils et des outils du dépôt d’outillage, et elle les appelait Occupations de l’Espace Inhabité. Une des deux chaises de la pièce était décrépite et ils la portèrent à un atelier de réparation, où ils en prirent une solide. Ils furent alors meublés. La nouvelle chambre avait un plafond élevé, ce qui la rendait aérée et laissait beaucoup de place aux Occupations. Le domicile était construit sur une des collines basses d’Abbenay, et la pièce avait une fenêtre en coin qui recevait le soleil dans l’après-midi et donnait un panorama de la ville, ses rues et ses places, ses toits, le vert de ses parcs, les plaines qui l’entouraient.
Cette intimité après une longue solitude, cette joie soudaine éprouvèrent la stabilité de Shevek et celle de Takver. Durant les premières décades, il fut ballotté entre l’allégresse et l’anxiété ; et elle eut quelques accès de colère. Tous deux étaient ultra-sensibles et inexpérimentés. Mais cette tension ne dura pas quand ils commencèrent à se connaître mieux. Leur soif sexuelle persistait en un plaisir passionné, leur désir de communion était renouvelé chaque jour parce qu’il était chaque jour exaucé.
Il était maintenant clair pour Shevek, et ç’aurait été folie de penser autrement, que ses années malheureuses passées dans cette ville avaient été partie intégrante de son immense bonheur présent, parce qu’elles y avaient conduit, l’avaient préparé. Tout ce qui lui était arrivé faisait partie de ce qui lui arrivait maintenant. Takver ne voyait pas un tel enchaînement d’effets/causes/effets, mais elle n’était pas spécialisée en physique temporelle. Elle voyait naïvement le temps comme une route tracée. Vous y avanciez et vous parveniez quelque part. Avec de la chance, vous arriviez dans un endroit qui en valait la peine.