Toutes leurs conversations étaient comme cela, éprouvantes pour le docteur et insatisfaisantes pour Shevek, et pourtant extrêmement intéressantes pour tous les deux. Elles étaient pour Shevek le seul moyen d’explorer le nouveau monde qui l’attendait. Le vaisseau lui-même, et l’esprit de Kimoe étaient son microcosme. Il n’y avait pas de livres à bord de L’Attentif, les officiers évitaient Shevek, et les hommes d’équipage étaient tenus strictement à l’écart de son chemin. Quant à l’esprit du docteur, bien qu’intelligent et certainement bien intentionné, c’était un fouillis d’artefacts intellectuels encore plus confondants que tous les gadgets, les appareils et les meubles qui remplissaient le vaisseau. Shevek trouvait ces derniers amusants ; tout était soigné, abondant et témoignait d’une grande imagination ; mais les meubles qui remplissaient l’intellect de Kimoe ne lui paraissaient pas aussi confortables. Les idées de Kimoe ne semblaient jamais capables d’aller en ligne droite ; elles devaient contourner ceci, éviter cela, et allaient finalement s’écraser contre un mur. Des murs entouraient toutes ses pensées, mais il semblait complètement les ignorer, bien qu’il se cachât sans cesse derrière eux. Une seule fois, Shevek vit en eux une brèche, durant toutes leurs journées de conversation, entre les planètes.
Il avait demandé pourquoi il n’y avait pas de femmes à bord du vaisseau, et Kimoe avait répondu que faire marcher un cargo spatial n’était pas un travail de femme. Des cours d’histoire et sa connaissance des écrits d’Odo offraient à Shevek un contexte suffisant pour comprendre cette réponse tautologique, et il n’insista pas. Mais le docteur lui posa une question en retour, une question sur Anarres.
— Est-il vrai, Dr Shevek, que dans votre société, les femmes sont traitées exactement comme les hommes ?
— Ce serait faire peu de cas d’un bon engin, dit Shevek en riant, puis il rit à nouveau en comprenant tout le ridicule de cette idée.
Le docteur hésita, contournant apparemment avec difficulté un des obstacles de son esprit, puis parut gêné, et dit :
— Oh non, je ne voulais pas dire sexuellement – évidemment vous – elles… Je voulais dire en ce qui concerne leur statut social.
— Statut est un synonyme de classe ?
Kimoe essaya d’expliquer le mot statut, n’y parvint pas, et revint au premier sujet.
— N’y a-t-il vraiment aucune distinction entre le travail des hommes et celui des femmes ?
— Eh bien, non, ce serait une base très catégorique pour la division du travail, ne trouvez-vous pas ? Une personne choisit son travail en fonction de son intérêt, de son talent, de sa force… qu’est-ce que le sexe vient faire là-dedans ?
— Les hommes sont plus forts, physiquement, affirma le docteur avec une assurance professionnelle.
— Oui, souvent, et plus grands, mais qu’est-ce que cela peut faire quand nous avons des machines ? Et même quand nous n’avons pas de machines, quand nous devons creuser avec une pelle ou porter quelque chose sur le dos, les hommes travaillent peut-être plus vite – les plus forts – mais les femmes travaillent plus longtemps… J’ai souvent souhaité être aussi résistant qu’une femme.
Kimoe le dévisagea, si choqué qu’il en oubliait les convenances.
— Mais la perte de… de tout ce qui est féminin… de la délicatesse… et la perte de la dignité masculine… Vous ne pouvez certainement pas prétendre que, dans votre travail, les femmes sont vos égales ? En physique, en mathématique, ce qui concerne l’intellect ? Vous ne pouvez pas prétendre vous abaisser constamment à leur niveau ?
Shevek s’assit dans la confortable chaise rembourrée et son regard fit le tour de la salle des officiers. Sur l’écran, la courbe brillante d’Urras était immobile sur le fond noir de l’espace, comme une opale bleu-vert. Cette agréable vision, ainsi que la salle, étaient devenues familières à Shevek ces derniers jours, mais maintenant les couleurs vives, les chaises curvilignes, les lampes dissimulées, les tables de jeux, les écrans de télévision et la moquette, tout cela lui semblait aussi étranger que la première fois qu’il l’avait vu.
— Je ne crois pas avoir prétendu grand-chose, Kimoe, dit-il.
— Bien sûr, j’ai connu des femmes très intelligentes, des femmes qui pouvaient penser exactement comme un homme, dit le docteur d’une voix précipitée, conscient qu’il avait presque crié – qu’il avait crié en frappant des poings contre la porte verrouillée, pensa Shevek…
Shevek détourna la conversation, mais il continua d’y penser. Ce problème de la supériorité et de l’infériorité devait être un problème majeur dans la vie sociale urrastie. Si pour se respecter lui-même Kimoe devait considérer la moitié de la race humaine comme lui étant inférieure, alors comment les femmes faisaient-elles pour se respecter elles-mêmes – considéraient-elles les hommes comme étant inférieurs ? Et comment tout cela affectait-il leur vie sexuelle ? Il savait, d’après les écrits d’Odo, que deux cents ans auparavant les principales institutions sexuelles urrasties avaient été le « mariage », une alliance autorisée et imposée par des sanctions légales et économiques, et la « prostitution », qui paraissait simplement être un terme plus large, la copulation du niveau économique. Odo les avait condamnés tous les deux, et pourtant Odo avait été « mariée ». Et de toute façon, les institutions avaient dû beaucoup changer en deux cents ans. S’il devait vivre sur Urras et avec les Urrastis, il fallait qu’il sache en quoi elles s’étaient transformées.
Il était bizarre que le sexe, source de tant de soulagement, de plaisir et de joie pendant de si nombreuses années, pût devenir en un jour un territoire inconnu où il devait s’avancer prudemment et reconnaître son ignorance ; et pourtant c’était ainsi. Il en était averti non seulement par l’étrange explosion de mépris et de colère de Kimoe, mais par une impression vague et antérieure que cet épisode remit en lumière. Quand il était arrivé à bord du vaisseau, durant ces longues heures de fièvre et de désespoir, il avait été troublé, parfois ravi et parfois irrité, par une sensation très simple : la douceur du lit. Ce n’était qu’une couchette, mais le matelas supportait son poids avec une souplesse caressante. Il s’ajustait à lui, s’ajustait avec une telle insistance qu’il en était, encore maintenant, toujours conscient en s’endormant. Le plaisir et l’irritation qu’il lui procurait étaient tous deux nettement érotiques. Il y avait aussi l’appareil de séchage par air chaud : c’était la même sorte d’effet. Une caresse. Et la forme des meubles dans la salle des officiers, les douces courbes plastiques selon lesquelles avaient été contraints le bois et le métal rigides, la finesse et la délicatesse des surfaces et des textures, n’étaient-elles pas aussi, vaguement mais d’une manière insidieuse, érotiques ? Il se connaissait assez bien pour être sûr que quelques jours sans Takver, même dans un moment de grande dépression, ne le travailleraient pas au point de lui faire sentir une femme dans chaque table. À moins que la femme n’y fût réellement.
Les ébénistes urrastis étaient-ils tous célibataires ?
Il laissa tomber ; il s’en apercevrait bien assez tôt, sur Urras.
Juste avant la descente, le docteur vint dans sa cabine pour vérifier le progrès des différentes immunisations, dont la dernière, une inoculation contre la peste, avait rendu Shevek malade et groggy. Kimoe lui donna une nouvelle pilule.
— Ça va vous remettre en forme pour l’atterrissage, dit-il.
Stoïque, Shevek avala la pilule. Le docteur fouilla dans sa sacoche médicale et se mit soudain à parler d’une voix précipitée :