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— Je suppose que vous diriez une épouse ou un mari.

— Pourquoi n’est-elle pas venue avec vous ?

— Elle ne le voulait pas ; et le cadet des enfants n’a qu’un an… non, deux maintenant. Alors…

Il hésita.

— Pourquoi ne voulait-elle pas venir ?

— Eh bien, là-bas, elle a un travail à accomplir, pas ici. Si j’avais su qu’elle aurait aimé tant de choses ici, je lui aurais demandé de venir. Mais je ne l’ai pas fait. Il y a un problème de sécurité, voyez-vous.

— De sécurité, ici ?

Il hésita de nouveau, et déclara finalement :

— Et aussi quand je rentrerai.

— Qu’est-ce qui vous arrivera ? demanda Vea, ouvrant de grands yeux.

Le train arrivait derrière la colline, en dehors de la ville.

— Oh, probablement rien. Mais certains me considèrent comme un traître. Parce que j’ai essayé de me faire des amis sur Urras, voyez-vous. Ils peuvent me créer des ennuis quand je rentrerai. Et je ne veux pas qu’elle en ait, ni les enfants. Nous avons eu quelques problèmes avant que je parte. Et cela suffit.

— Vous voulez dire que vous serez alors en danger ?

Il se pencha vers elle, car le train entrait en gare dans un vacarme de roues et de wagons.

— Je ne sais pas, dit-il en souriant. Vous savez, nos trains ressemblent beaucoup à ceux-ci. Une forme fonctionnelle est la même partout.

Il l’accompagna dans un wagon de première classe. Comme elle n’ouvrait pas la porte, il le fit. Puis il mit la tête à l’intérieur, derrière elle, et examina le compartiment.

— Mais ils ne sont pas pareils à l’intérieur ! Tout ceci est privé – pour vous seule ?

— Oh oui. Je déteste les secondes classes. Il y a des hommes qui crachent et qui mâchent de la gomme de maera. Est-ce que les gens mâchent du maera sur Anarres ? Non, sûrement pas. Oh, il y a tant de choses que j’aimerais connaître sur vous et votre pays !

— Et j’adore en parler, mais personne ne me le demande.

— Alors, nous pouvons nous retrouver pour en discuter ! La prochaine fois que vous irez à Nio, vous viendrez me voir ? Promettez-le.

— Je vous le promets, dit-il aimablement.

— Bien ! Je sais que vous respectez vos promesses. Je ne sais rien de vous, sauf cela. Je peux le voir. À bientôt, Shevek.

Pendant qu’il tenait la porte, elle posa sa main gantée sur la sienne durant un instant. La locomotive donna son avertissement sur deux notes ; il ferma la porte et regarda le train démarrer, le visage de Vea n’était plus qu’une tache de blanc et d’écarlate derrière la vitre.

Il revint en marchant chez les Oiie, de très bonne humeur, et fit une bataille de boules de neige avec Ini jusqu’au soir.

RÉVOLUTION AU BENBILI !

LE DICTATEUR S’ENFUIT !

LES CHEFS DES REBELLES TIENNENT LA CAPITALE !

RÉUNION D’URGENCE DU CMG. A-IO POURRAIT INTERVENIR.

Le journal de millet étalait ses plus gros caractères. L’orthographe et la grammaire étaient laissés de côté ; il utilisait le même langage qu’Efor : « nuit dernière les rebelles tiennent tout Meskti ouest et repoussent l’armée…» C’était le mode verbal du nioti, le passé et le futur étaient forcés dans un temps présent instable et surchargé.

Shevek lut les journaux et chercha une description du Benbili dans l’Encyclopédie du CMG. Cette nation était formellement une démocratie parlementaire, mais en fait il s’agissait d’une dictature dirigée par des généraux. C’était un grand pays de l’hémisphère occidental, avec des montagnes et des savanes arides, sous-peuplé, pauvre. « J’aurais dû aller au Benbili », pensa Shevek, car cette idée l’attirait ; il imaginait des plaines pâles, le souffle du vent. Les informations l’avaient étrangement ému. Il écouta les bulletins à la radio, qu’il avait rarement mis en marche une fois qu’il avait compris que sa fonction essentielle était de faire de la publicité pour des choses à vendre. Ses informations, comme celles du téléfax officiel dans les salles publiques, étaient brèves et sèches : un bizarre contraste avec les journaux populaires, qui criaient Révolution ! à chaque page.

Le Général Havevert, le Président, s’était enfui sain et sauf dans son fameux avion blindé, mais certains des généraux moins importants avaient été pris et émasculés, une punition que le Benbili préférait traditionnellement à l’exécution. L’armée, en battant en retraite, brûlait les champs et les villes de son propre peuple. Les partisans de la guérilla harcelaient les soldats. À Meskti, la capitale, les révolutionnaires ouvraient les prisons et donnaient l’amnistie à tous les prisonniers. En lisant cela, le cœur de Shevek se mit à battre. Il y avait de l’espoir, il y avait encore de l’espoir… Il suivit les informations sur cette lointaine révolution avec une attention grandissante.

Le quatrième jour, en regardant sur le téléfax un débat du Conseil Mondial des Gouvernements, il vit l’ambassadeur ioti au CMG annoncer que l’A-Io, offrant son aide au gouvernement démocratique du Benbili, envoyait des renforts armés au Président Havevert.

La plupart des révolutionnaires benbilis n’étaient même pas armés. Les troupes ioties arriveraient avec leurs fusils, leurs voitures blindées, leurs avions, leurs bombes. Shevek lut la description de leur équipement dans le journal et en fut écœuré.

Il se sentit écœuré et courroucé, et il n’avait personne à qui parler. Pae, hors de question. Atro était un ardent militariste. Oiie était un homme moral, mais ses problèmes personnels, ses soucis de propriétaire, le conduisaient à s’accrocher à des notions rigides de la loi et de l’ordre. Il ne pouvait supporter son amitié personnelle pour Shevek qu’en refusant d’admettre que celui-ci était un anarchiste. La société odonienne se baptisait elle-même anarchique, disait-il, mais elle n’était constituée en fait que de simples populistes primitifs dont l’ordre social fonctionnait sans gouvernement apparent parce qu’ils étaient peu nombreux et n’avaient pas d’états voisins. Si leur propriété était menacée par un rival agressif, ils se réveilleraient, ou bien seraient balayés. Les rebelles benbilis s’éveillaient maintenant à la réalité : ils découvraient que la liberté ne sert à rien si l’on n’a pas de fusils pour la défendre. Il expliqua cela à Shevek lors de la seule discussion qu’ils eurent sur ce sujet. Peu importait qui gouvernait ou pensait gouverner les Benbilis : la politique de la réalité était dans la lutte pour la puissance entre l’A-Io et Thu.

— La politique de la réalité, répéta Shevek, et il regarda Oiie en disant : c’est une phrase curieuse dans la bouche d’un physicien.

— Pas du tout. Le politicien et le physicien doivent tous les deux considérer les choses comme elles sont, les forces réelles, les lois fondamentales du monde.

— Vous mettez sur le même plan vos « lois » misérables et mesquines destinées à protéger la richesse, vos « forces » de fusils et de bombes et la loi de l’entropie et la force gravitationnelle ? J’avais meilleure opinion de vous, Demaere !

Oiie se recroquevilla sous cet éclair de mépris. Il n’ajouta rien, et Shevek non plus, mais Oiie ne l’oublia jamais. Cela resta gravé dans son esprit comme le moment le plus honteux de sa vie. Car si Shevek l’utopiste simpliste et abusé l’avait réduit si facilement au silence, c’était honteux ; mais si Shevek le physicien et l’homme, qu’il ne pouvait s’empêcher d’aimer et d’admirer, dont il s’efforçait de mériter le respect comme s’il s’était agi d’un respect plus important que tout autre – si ce Shevek-là le méprisait, alors la honte était intolérable, et il devait la cacher, l’enfermer pour tout le reste de sa vie dans le plus sombre recoin de son esprit.