Pour Shevek aussi la révolution benbilie avait aiguisé certains problèmes : et tout particulièrement le problème de son propre silence.
Il lui était difficile de se méfier des gens avec qui il vivait. Il avait grandi dans une culture qui faisait fonds délibérément et constamment sur la solidarité humaine, l’aide mutuelle. Aliéné comme il l’était d’une certaine façon par cette culture, et étranger comme il l’était à celle-ci, l’ancienne habitude persistait : il s’attendait à ce que les gens soient bienveillants. Il leur faisait confiance.
Mais les avertissements de Chifoilisk, qu’il avait essayé d’écarter, lui revenaient toujours à l’esprit. Son intuition et son instinct les renforçaient. Que cela lui plaise ou non, il devait apprendre à se méfier. Il devait rester silencieux ; il devait garder pour lui sa « propriété » ; il devait conserver son pouvoir de marchandage.
Il parla peu, ces jours-là, et écrivit moins. Son bureau était un monceau de papiers sans importance ; il portait toujours sur lui ses quelques notes de travail, dans une de ses nombreuses poches urrasties. Il ne quittait jamais son ordinateur de bureau sans en avoir effacé la mémoire.
Il savait qu’il était tout près de compléter la Théorie Temporelle Générale que les Iotis désiraient tellement posséder pour leurs vols spatiaux et leur prestige. Il savait aussi qu’il ne l’avait pas encore complétée, et qu’il n’y parviendrait peut-être jamais. Mais il n’avait jamais fait part clairement d’aucun de ces deux faits à une autre personne.
Avant de quitter Anarres, il avait pensé tenir sa théorie. Il avait les équations. Sabul savait qu’il les avait, et lui avait offert sa réconciliation, la reconnaissance de son œuvre, pour avoir la chance de les imprimer et de partager la gloire. Il avait refusé l’offre de Sabul, mais cela n’avait pas été un grand geste moral. Le geste moral, après tout, aurait été de les donner à ses propres presses du Syndicat d’Initiative, et il ne l’avait pas fait non plus. Il n’était pas sûr que c’était prêt à être publié. Il y avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose qu’il fallait affiner un peu. Et comme il travaillait depuis dix ans sur cette théorie, cela ne pouvait pas faire de mal d’attendre encore un peu, de la polir jusqu’à la perfection.
Le petit quelque chose qui n’allait pas avait continué d’empirer. Une petite fissure dans le raisonnement. Une grosse fente. Une crevasse dans les fondations… La nuit précédant son départ d’Anarres, il avait brûlé tous ses papiers concernant la Théorie Générale. Il était venu sur Urras sans rien. Pendant une demi-année il les avait, comme ils disaient, leurrés.
Ou bien s’était-il leurré lui-même ?
Il était très possible qu’une théorie générale de la temporalité soit un but illusoire. Il était aussi possible que, même si les Séquences et la Simultanéité étaient unifiées un jour dans une théorie générale, ce ne serait pas par lui. Il s’y efforçait depuis dix ans et n’avait pas réussi. Les mathématiciens et les physiciens, les athlètes de l’intellect réalisaient leurs grands travaux quand ils étaient jeunes. Il était plus que possible – probable – qu’il fût déjà consommé, éteint, fini.
Il était parfaitement conscient d’avoir connu les mêmes découragements et le même sentiment d’échec durant les périodes qui avaient précédé ses moments de créativité les plus intenses. Il s’aperçut qu’il essayait de se rassurer avec ce souvenir, et s’indigna de sa propre naïveté. Interpréter l’ordre temporel comme un ordre causal était parfaitement stupide de la part d’un chronosophe. Était-il déjà sénile ? Il ferait mieux d’accomplir simplement la tâche humble mais pratique de l’affinage du concept de l’intervalle. Cela pourrait être utile à quelqu’un d’autre.
Mais même en cela, même en parlant de cela avec d’autres physiciens, il sentait qu’il conservait quelque chose pour lui tout seul. Et les autres physiciens le savaient aussi.
Cela le rendait malade de garder cela pour lui seul, malade de ne pas parler, de ne pas parler de la révolution, de ne pas parler de physique, de ne pas parler de quoi que ce soit.
Il traversa le campus pour aller assister à une conférence. Les oiseaux chantaient dans les arbres au feuillage neuf. Il ne les avait pas entendus chanter de tout l’hiver, mais maintenant l’air était rempli de leurs douces mélodies. Cui-cui, chantaient-ils, tui-di. Oui, ceci est mon ni-ii. Ceci est mon frui-ii.
Shevek resta immobile pendant une minute sous les arbres, à les écouter chanter.
Puis il quitta l’allée, traversa le campus dans une autre direction, vers la gare, et prit le train du matin pour Nio Esseia. Il devait bien y avoir une porte ouverte quelque part sur cette sacrée planète !
Assis dans le train, il pensa à tenter de quitter l’A-Io : aller au Benbili, peut-être. Mais il ne prit pas cette pensée au sérieux. Il lui faudrait prendre un bateau ou un avion, on retrouverait sa trace et on l’en empêcherait. Le seul endroit où il pouvait échapper à la vue de ses hôtes bienveillants et protecteurs, c’était dans leur propre grande ville, sous leur nez.
Ce n’était pas une évasion. Même s’il parvenait à sortir du pays, il serait toujours enfermé, bloqué sur Urras. On ne pouvait pas appeler cela une évasion, quel que soit le nom que lui donneraient les hiérarchistes, avec leur mystique des frontières nationales. Mais il se sentit soudain joyeux, comme il ne l’avait pas été depuis des jours, quand il pensa que ses hôtes bienveillants et protecteurs pourraient croire pendant un moment qu’il s’était échappé.
C’était le premier jour vraiment chaud du printemps. Les champs étaient verts et luisaient d’humidité. Dans les prés, chaque bête était accompagnée de son petit. Les agneaux étaient particulièrement charmants, et bondissaient comme de petites balles blanches et élastiques, en faisant tourner leur queue. Tout seul dans son enclos, le mâle reproducteur du troupeau, bélier, taureau ou étalon au cou puissant, ressemblait à un nuage d’orage, gonflé des générations à venir. Des mouettes glissaient au-dessus des étangs remplis à ras bord, blanches sur fond bleu, et quelques nuages blancs éclaircissaient le ciel bleu pâle. Les branches des arbres fruitiers étaient parsemées de rouge, et quelques fleurs s’ouvraient déjà, roses et blanches. Regardant tout cela de la fenêtre du train, Shevek s’aperçut que son humeur rebelle et agitée était prête à défier jusqu’à la beauté de ce jour. C’était une beauté injuste. Qu’avaient fait les Urrastis pour la mériter ? Pourquoi leur donnait-on tant à eux, si gracieusement, et si peu, tellement peu à son peuple ?
Je pense comme un Urrasti, se dit-il. Comme un de ces sacrés propriétaires. Comme si la récompense signifiait quelque chose. Comme si on pouvait posséder la beauté, ou la vie ! Il s’efforça de ne penser à rien, de se laisser pousser en avant, de regarder la lumière du soleil dans le ciel tendre et les agneaux bondir dans les prés du printemps.
Nio Esseia, une ville de cinq millions d’âmes, dressait ses tours délicates et brillantes au-dessus des marais verts de l’Estuaire, comme si elle était construite de brume et de soleil. Tandis que le train glissait doucement sur un long viaduc, la ville devint encore plus haute, plus claire, plus massive jusqu’à enfermer soudain le train tout entier dans les ténèbres hurlantes d’un tunnel souterrain où passaient vingt voies parallèles, puis elle le libéra ainsi que ses passagers dans l’énorme Gare Centrale tout illuminée, sous le dôme d’ivoire et d’azur, qu’on disait être le plus grand dôme jamais construit par l’homme sur une planète.
Shevek erra parmi des acres de marbre poli sous cette immense voûte éthérée, et parvint finalement devant la longue rangée de portes par lesquelles passait constamment une foule de gens, tous pressés, tous solitaires, et qui lui parurent tous anxieux. Il avait déjà rencontré souvent cette anxiété sur les visages des Urrastis, et cela l’intriguait. Était-ce parce que, aussi riches qu’ils fussent, ils devaient toujours s’affairer à gagner encore plus d’argent, de peur de mourir pauvres ? Était-ce la culpabilité, parce que même s’ils avaient très peu d’argent, il existait toujours quelqu’un qui en avait moins qu’eux ? Quelle qu’en fût la cause, elle donnait à tous ces visages une certaine similitude, et il se sentit très seul parmi eux. En échappant à ses guides et ses gardes, il n’avait pas pensé à ce que cela pourrait être de devoir se débrouiller seul dans une société où les hommes n’avaient pas confiance les uns dans les autres, où le principe moral fondamental n’était pas l’aide mutuelle, mais l’agression mutuelle. Cela l’effraya un peu.