Il s’était vaguement imaginé qu’il se promènerait dans la ville et discuterait avec des gens, des membres de la classe non possédante, si elle existait encore, ou de la classe laborieuse, comme ils l’appelaient. Mais tous ces gens se pressaient, s’affairaient, ne voulaient pas de discussion stérile, pas perdre leur temps précieux. Leur hâte l’infecta. Il devait aller quelque part, pensa-t-il en sortant dans le soleil et la splendeur surpeuplée de la Rue Moie. Mais où ? À la Bibliothèque Nationale ? Au Zoo ? Non, il ne voulait pas faire de tourisme.
Irrésolu, il s’arrêta près de la gare devant une boutique qui vendait des journaux et des babioles. Le titre du journal disait THU ENVOIE DES TROUPES POUR AIDER LES REBELLES BENBILIS, mais il n’eut aucune réaction. Il regardait les photographies en couleur sur le tourniquet, et non le journal. Il se disait qu’il n’avait aucun souvenir d’Urras. Quand on partait en voyage, on devait rapporter un souvenir. Il aimait les photographies représentant des scènes de l’A-Io : les montagnes qu’il avait escaladées, les gratte-ciel de Nio, la chapelle de l’Université (presque la vue de sa fenêtre), une jeune fermière dans une jolie robe provinciale, les tours de Rodarred, et celle qui lui avait sauté aux yeux la première : un agneau dans un pré fleuri, en train de bondir et, apparemment, de rire. La petite Pilun aimerait ce mouton. Il prit une carte de chaque vue et les apporta au comptoir. « Et cinq qui font cinquante, plus l’agneau, ce qui fait soixante ; et un plan, voilà, monsieur, un quarante. Belle journée, le printemps est enfin là, n’est-ce pas, monsieur ? Vous n’avez rien de plus petit que ça, monsieur ? » Shevek avait tendu un billet de banque de vingt unités. Il sortit de sa poche la monnaie qu’on lui avait remise quand il avait acheté son ticket de train et, examinant les chiffres des billets et des pièces, réunit une unité quarante. « C’est ça, monsieur. Merci et bonne journée ! »
L’argent achetait-il la politesse, comme les cartes postales et le plan ? Est-ce que le vendeur aurait été aussi poli s’il était entré comme un Anarresti entre dans un dépôt : pour prendre ce qu’il voulait, saluer le comptable et sortir ?
Inutile, inutile de penser ainsi. Quand vous vous trouvez au Pays de la Propriété, pensez comme un propriétaire. Habillez-vous, mangez, agissez comme un propriétaire, soyez un propriétaire.
Il n’y avait pas de parcs dans le centre de Nio, la terre avait bien trop de valeur pour être gaspillée en aménités. Il continua de s’enfoncer dans les mêmes grandes rues scintillantes où on l’avait déjà amené bien souvent. Il atteignit le Boulevard Saemtenevia et se dépêcha de le traverser, ne voulant pas subir une seconde fois ce cauchemar éveillé. Il se trouva ensuite dans le quartier commercial. Des banques, des bureaux, des bâtiments administratifs. Est-ce que tout Nio Esseia était ainsi ? D’énormes boîtes brillantes en pierre et en verre, immenses, décorées, de gros paquets vides, vides.
Passant devant une vitrine surmontée de l’enseigne « Galerie d’Art », il y entra, pensant échapper à la claustrophobie morale des rues et retrouver la beauté d’Urras dans un musée. Mais au cadre de chaque tableau était attachée une étiquette indiquant son prix. Il examina un nu peint avec adresse. L’étiquette-disait : 4 000 UMI.
— C’est un Fei Feite, dit un homme brun apparu sans bruit derrière lui. Nous en avions cinq il y a une semaine. Ce sera la meilleure chose sur le marché de l’art pendant longtemps. Un Feite est un investissement sûr, monsieur.
— Quatre mille unités, c’est ce qu’il faut à deux familles pour vivre dans cette ville pendant un an, répondit Shevek.
L’homme l’examina et dit d’une voix posée et affectée :
— Oui, enfin, voyez-vous, monsieur, ceci est une œuvre d’art.
— D’art ? Un homme fait de l’art parce qu’il le désire. Pourquoi cela a-t-il été fait ?
— Vous êtes un artiste, je suppose, dit l’homme, avec maintenant une visible insolence.
— Non, je suis un homme qui sait reconnaître de la merde quand il en voit !
Le marchand recula vivement. Quand il fut fors d’atteinte, il se mit à dire quelque chose à propos de la police. Shevek fit une grimace et sortit de la boutique. Arrivé à la moitié du bloc, il s’arrêta. Il ne pouvait pas continuer dans cette direction.
Mais où pouvait-il aller ?
Trouver quelqu’un… Il devait trouver quelqu’un, une autre personne. Un être humain. Quelqu’un qui lui donnerait son aide, qui ne la lui vendrait pas. Qui ? Et où ?
Il pensa aux enfants d’Oiie, les petits garçons qui l’aimaient bien, et pendant un moment il ne put penser à personne d’autre. Puis une image se forma dans son esprit, lointaine, petite et précise : la sœur d’Oiie. Quel était son nom ? Promettez-moi d’appeler, avait-elle dit, et depuis elle lui avait envoyé deux invitations à des réceptions chez elle, d’une écriture franche et enfantine, sur du papier épais et parfumé. Il les avait ignorées, comme toutes les invitations qu’il recevait des étrangers. Mais il s’en souvint alors.
Il se rappela l’autre message au même moment, celui qui s’était trouvé inexplicablement dans la poche de son manteau : Venez avec nous qui sommes vos frères. Mais il ne parvenait pas à trouver de frères, sur Urras.
Il entra dans la boutique la plus proche. C’était un magasin de confiseries, tout en plâtre rose et en spirales dorées, avec des rangées de présentoirs en verre pleins de boîtes, de bocaux et de paniers remplis de sucreries et de fruits confits, rose, brun, crème, doré. Il demanda à la femme derrière les présentoirs si elle pouvait l’aider à trouver un numéro de téléphone. Il se sentait maintenant calmé, après son éclat de mauvaise humeur chez le marchand d’art, et si humblement ignorant et étranger que la femme en fut aussitôt attendrie. Elle ne l’aida pas seulement à trouver le nom dans le lourd annuaire, mais elle fit l’appel pour lui sur le téléphone de la boutique.
— Allô ?
— Shevek, dit-il.
Puis il s’arrêta. Pour lui, le téléphone était le véhicule des besoins urgents, les annonces de décès, les naissances, et les tremblements de terre. Il ne savait pas quoi dire.
— Qui ? Shevek ? Vraiment ? Comme c’est gentil d’appeler ! Ça ne me gêne pas de me réveiller si c’est vous.
— Vous dormiez ?
— Profondément, et je suis encore au lit. C’est agréable et chaud. Où êtes-vous donc ?
— Dans la Rue Kae Sekae, je crois.
— Pour quoi faire ? Venez donc. Quelle heure est-il ? Mon Dieu, près de midi. Écoutez, je vous retrouverai à mi-chemin. Près du grand bassin dans les jardins du Vieux Palais. Vous pourrez le trouver ? Dites, il faut rester, je donne une partie absolument extraordinaire ce soir.