Elle continua à bavarder pendant un moment et il répondit oui à tout ce qu’elle disait. Tandis qu’il sortait en passant près du comptoir, la vendeuse lui sourit.
— Vous feriez bien de lui apporter une boîte de bonbons, vous ne croyez pas, monsieur ?
Il s’arrêta.
— Je devrais ?
— Cela ne fait jamais de mal, monsieur.
Il y avait quelque chose d’effronté et de naturel dans sa voix. L’atmosphère de la boutique était douce et chaude, comme si tous les parfums du printemps y étaient enfermés. Shevek resta là, parmi les boîtes de petites gâteries colorées, grand, fort, rêveur, comme les puissants animaux dans leurs enclos, ces béliers et ces taureaux engourdis par la tendre chaleur du printemps.
— Je vais vous préparer ce qu’il faut, dit la femme, et elle remplit une petite boîte métallique, délicatement peinte, avec de minuscules feuilles en chocolat et des roses en sucre filé. Elle enveloppa la boîte dans un papier cristal, glissa le paquet dans une boîte en carton argenté, emballa cette boîte dans un épais papier rose et noua le tout avec un ruban de velours vert. On pouvait sentir dans tous ses mouvements habiles une complicité sympathique et amusée, et quand elle tendit à Shevek le paquet terminé, et qu’il fit demi-tour pour s’en aller après lui avoir murmuré quelques remerciements, il n’y avait aucune dureté dans sa voix quand elle lui rappela : « Cela fait dix soixante, monsieur. » Elle aurait même pu le laisser partir, en ayant pitié de lui, comme les femmes ont pitié de la force ; mais il revint d’un air obéissant et la paya.
Il se rendit en métro jusqu’aux jardins du Vieux Palais, et jusqu’au grand bassin, où des enfants délicatement habillés envoyaient sur l’eau des petits bateaux, de merveilleux modèles réduits avec des cordages en soie et des accessoires de laiton qui ressemblaient à des bijoux. Il aperçut Vea de l’autre côté du grand cercle brillant de l’eau et contourna le bassin pour la rejoindre, conscient du soleil, et du vent printanier, et des arbres sombres du parc qui montraient leurs premières feuilles gris pâle.
Ils prirent leur déjeuner dans un restaurant du parc, sur une terrasse couverte d’un grand dôme de verre. Sous ce dôme, du côté le plus ensoleillé, les arbres avaient déjà toutes leurs feuilles ; c’étaient des saules, qui laissaient pendre leurs branches au-dessus d’un bassin où nageaient de gros oiseaux blancs, surveillant les dîneurs avec une avidité indolente, attendant qu’on leur lance des miettes. Vea ne commanda pas, montrant clairement à Shevek qu’il devait s’occuper d’elle, mais des serveurs habiles l’avisèrent si parfaitement qu’il pensa s’être chargé tout seul du menu ; et il avait heureusement beaucoup d’argent en poche. La nourriture était extraordinaire. Il n’avait jamais goûté de saveurs aussi subtiles. Habitué à deux repas par jour, il sautait généralement le déjeuner que prenaient les Urrastis, mais ce jour-là il avala tout de bon cœur, tandis que Vea mangeait du bout des lèvres. Il dut finalement s’arrêter, et elle rit en voyant son air lamentable.
— J’ai trop mangé.
— Une petite marche pourrait faire du bien.
Ce fut une très petite marche : une lente promenade de dix minutes sur l’herbe, puis Vea se laissa tomber gracieusement à l’ombre d’un bosquet élevé, parsemé de fleurs d’or. Il s’assit près d’elle. Une phrase de Takver lui vint à l’esprit en regardant les pieds minces de Vea, ornés de petites chaussures blanches à très hauts talons. « Une profiteuse corporelle. » C’était l’expression qu’employait Takver pour désigner les femmes qui utilisaient leur corps comme une arme dans une lutte pour le pouvoir avec les hommes. À la regarder, Vea était la plus grande de toutes les profiteuses corporelles. Ses chaussures, ses vêtements, ses cosmétiques, ses bijoux, ses gestes, tout en elle était provocation. Elle était un corps féminin si élaboré et si ostentatoire qu’elle ne paraissait presque plus être humaine. Elle incarnait toute la sexualité que les Iotis confinaient dans leurs rêves, leurs romans et leur poésie, leurs innombrables tableaux de femmes nues, leur musique, leur architecture avec ses courbes et ses dômes, leurs sucreries, leurs baignoires, leurs matelas. C’était elle, la femme dans la table.
Sa tête, entièrement rasée, avait été saupoudrée d’un talc contenant de minuscules parcelles de mica, et un léger scintillement cachait la nudité des contours. Elle portait un châle ou un voile sous lequel les formes et la matière de ses bras nus paraissaient adoucies et abritées. Ses seins étaient couverts : les femmes ioties ne sortent pas dehors avec la poitrine nue, réservant leur nudité à ses possesseurs. Ses poignets étaient chargés de bracelets d’or, et dans le creux de sa gorge brillait un joyau solitaire, bleu contre la peau tendre.
— Comment cela tient-il ?
— Quoi ?
Comme elle ne pouvait pas voir elle-même le bijou, elle feignit de ne pas comprendre, l’obligeant à le désigner, peut-être à lever la main au-dessus de ses seins pour toucher le joyau. Shevek sourit, et le toucha.
— Il est collé ?
— Oh, ça. Non, je me suis fait insérer une petite plaque magnétique ici, et il y a un minuscule morceau de métal au dos du saphir, à moins que ça ne soit le contraire ? De toute façon, nous restons collés.
— Vous avez un aimant sous la peau ? interrogea Shevek avec un air innocent de dégoût.
Vea sourit et enleva le saphir pour qu’il puisse voir qu’il n’y avait rien d’autre qu’une très minuscule trace argentée de cicatrice.
— Vous me désapprouvez tellement – cela fait du bien. J’ai l’impression que, quoi que je dise ou fasse, je ne peux certainement pas baisser dans votre estime, puisque j’en ai déjà atteint le fond !
— Ce n’est pas vrai, protesta-t-il ; il savait qu’elle jouait, mais connaissait mal les règles du jeu.
— Non, non ; je reconnais l’horreur morale quand je la vois. Comme ça. – Elle fit une grimace dégoûtée et ils se mirent tous les deux à rire. – Suis-je si différente des femmes anarresties, vraiment ?
— Oh, oui, vraiment.
— Sont-elles toutes incroyablement fortes, avec de gros muscles ? Portent-elles des grosses bottes, et ont-elles de grands pieds plats, et des vêtements pratiques, et ne se rasent-elles qu’une fois par mois ?
— Elles ne se rasent pas du tout.
— Jamais ? Nulle part ? Oh, mon Dieu ! Parlons d’autre chose.
— De vous. – Il s’appuya contre le talus herbeux, assez près de Vea pour être environné des parfums naturels et artificiels de son corps. – Je voudrais savoir, est-ce qu’une femme urrastie est contente d’être toujours inférieure ?
— Inférieure à qui ?
— Aux hommes.
— Oh, ça ! Qu’est-ce qui vous fait penser que je le « suis ?
— On dirait que tout ce que fait votre société est fait par des hommes. L’industrie, les arts, l’administration, le gouvernement, les décisions. Et, toute votre vie, vous portez le nom de votre père et celui de votre mari. Les hommes vont à l’école et vous n’y allez pas ; tous les professeurs, les juges, les policiers, les gens du gouvernement sont des hommes, pas vrai ? Pourquoi les laissez-vous contrôler tout ? Pourquoi ne faites-vous pas ce qui vous plaît ?
— Mais nous le faisons. Les femmes font exactement ce qu’elles veulent. Et elles n’ont pas besoin de se salir les mains, ou de porter des casques de cuivre, ou de hurler au Directoire pour le faire.
— Mais que faites-vous donc ?
— Eh bien, nous dirigeons les hommes, bien sûr ! Et vous savez, je peux dire cela sans problème, parce qu’ils ne le croient jamais. Ils disent : « Ha ha, quelle drôle de petite femme ! » et vous donnent une caresse sur la tête et s’en vont en faisant cliqueter leurs médailles, parfaitement satisfaits.