— Dr Shevek, je ne pense pas être à nouveau autorisé à m’occuper de vous ; c’est quand même possible, mais dans le cas contraire je tenais à vous dire que ce… que je… que cela a été pour moi un grand honneur. Pas parce que… mais parce que j’en suis venu à respecter… à apprécier… simplement en tant qu’être humain, votre gentillesse, votre réelle amabilité…
À travers son mal de tête, aucune réponse adéquate ne vint à l’esprit de Shevek, il tendit la main et prit celle de Kimoe, disant :
— Alors retrouvons-nous, frère !
Kimoe donna à sa main une secousse nerveuse, à la manière urrastie, et sortit d’un pas rapide. Quand il fut parti, Shevek se rendit compte qu’il lui avait parlé en Pravique, l’appelant ammar, frère, dans une langue que Kimoe ne comprenait pas.
Le haut-parleur mural braillait des ordres. Attaché sur sa couchette, Shevek écoutait, se sentant engourdi et lointain. Les sensations provoquées par l’entrée dans l’atmosphère aggravèrent cet engourdissement ; il était conscient de peu de choses, mis à part un profond espoir de ne pas avoir à vomir. Il sut seulement qu’ils avaient atterri au moment où Kimoe se précipita de nouveau dans la pièce et l’entraîna jusqu’à la salle des officiers. L’écran où Urras s’était tenue pendant si longtemps, lumineuse et entourée de nuages, était maintenant vide. La salle était pleine de gens. D’où venaient-ils tous ? Il fut agréablement surpris par sa facilité à se tenir debout, à marcher et à serrer des mains. Il se concentra là-dessus, et laissa s’effacer la signification. Des voix, des sourires, des mains, des mots, des noms. Et toujours son nom qu’on répétait : Dr Shevek, Dr Shevek… Maintenant, en compagnie de tous les étrangers qui l’entouraient, il descendait une rampe couverte, toutes les voix étaient très fortes, les mots résonnaient sur les murs. Le caquetage des voix s’affaiblit. Un air étrange lui toucha le visage.
Il leva les yeux, et tandis qu’il sortait de la rampe au niveau du sol, il trébucha et faillit tomber. Il pensa à la mort, dans cet intervalle entre le commencement d’un pas et son achèvement, et en terminant ce pas il posa le pied sur une nouvelle terre.
Un soir, large et gris, l’entourait. Des lumières bleues, atténuées par le brouillard, brûlaient très loin de l’autre côté du terrain brumeux. Sur son visage et ses mains, dans ses narines, sa gorge, ses poumons, l’air était frais, humide, empli d’odeurs, doux. Ce n’était pas étrange. C’était l’air de la planète d’où venait sa race, c’était l’air de chez lui.
Quelqu’un lui avait retenu le bras quand il avait trébuché. Des lumières l’illuminaient. Des photographes et des cameramen filmaient la scène pour les informations : Le Premier Homme Venu de la Lune ; une silhouette grande et fragile dans une foule de dignitaires, de professeurs et d’agents de sécurité, tenant très droite sa tête agréable et ébouriffée (de sorte que les photographes purent distinguer nettement ses traits) comme s’il essayait de regarder par-dessus les projecteurs vers le ciel, le large ciel brumeux qui cachait les étoiles, vers la Lune, vers tous les autres mondes. Des journalistes tentèrent de s’infiltrer entre les cordons de policiers :
— Dr Shevek, pouvez-vous faire une déclaration en ce moment historique ?
Ils furent aussitôt repoussés. Les hommes qui l’entouraient l’entraînèrent. Il fut poussé dans la limousine qui l’attendait, très facilement reconnaissable jusqu’au dernier moment en raison de sa grande taille, de ses cheveux longs et de l’étrange expression de chagrin et de réminiscence dont son visage était empreint.
Les tours de la ville s’élançaient dans la brume, grandes échelles de lumières floues. Des trains passaient au-dessus d’eux, comme des traits hurlants et lumineux. Des murs massifs de pierre et de verre bordaient les rues, dominant la course des voitures et des bus. De la pierre, de l’acier, du verre, des lumières électriques. Pas de visages.
— C’est Nio Esseia, Dr Shevek. Mais il a été décidé qu’il serait mieux de vous tenir à l’écart de la ville pour commencer. Nous sommes en route pour l’université.
Il y avait cinq hommes avec lui dans la cabine sombre et rembourrée de la voiture. Ils lui désignaient des choses particulières, mais à travers le brouillard il ne pouvait pas dire quel grand et vague bâtiment éphémère était la Haute Cour ni lequel était le Musée National, ou le Directoire, ou le Sénat. Ils traversèrent une rivière ou un estuaire ; les millions de lumières de Nio Esseia, diffuses à cause de la brume, tremblaient sur l’eau noire, derrière eux. La route devint plus sombre, le brouillard plus épais, le conducteur ralentit. Ses phares éclairaient la brume comme si c’était un mur qui reculait sans cesse devant eux. Shevek se pencha en avant durant un instant, regardant dehors. Son regard n’était pas très clair, ni son esprit, mais il gardait un air grave et lointain, et les autres hommes parlaient à voix basse, respectant son silence.
Quelles étaient les ténèbres plus épaisses qui coulaient sans fin le long de la route ? Des arbres ? Pouvaient-ils avoir roulé à travers des arbres depuis qu’ils avaient quitté la ville ? Le mot iotique lui vint à l’esprit : « forêt ». Ils ne se retrouvaient pas soudainement dans le désert. Des arbres continuaient à défiler dans la fraîcheur tendre de la brume, sans arrêt ; une forêt qui entourait le monde, un ensemble de vies toujours rivalisantes, un mouvement sombre de feuilles dans la nuit. Puis, tandis que Shevek restait assis, émerveillé, tandis que la voiture sortait de la brume de la vallée et pénétrait dans un air plus clair, le regardant depuis les ténèbres, durant un instant, sous les feuillages qui bordaient la route : un visage.
Cela ne ressemblait à aucun visage humain. Il était aussi long que son bras, et d’un blanc macabre. Son souffle sortait en jets de vapeur de ce qui devait être des narines, et terrible, inévitable, il y avait un œil. Un grand œil sombre et triste – peut-être cynique ? – qui disparut dans la lumière des phares.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Un âne, je crois.
— Un animal ?
— Oui, un animal. Mon dieu, c’est vrai ! Vous n’avez pas de gros animaux sur Anarres, n’est-ce pas ?
— Un âne est une sorte de cheval, dit un autre homme, et un autre ajouta d’une voix plus ferme, plus âgée :
— C’était un cheval. Les ânes n’atteignent pas cette taille.
Ils voulaient parler avec lui, mais Shevek n’écoutait déjà plus. Il pensait à Takver. Il se demandait ce que ce regard profond, sec et sombre venu des ténèbres aurait signifié pour Takver. Elle avait toujours pensé que toutes les vies forment une communauté, se réjouissant de son entente avec les poissons des aquariums de son laboratoire, cherchant à comprendre les existences d’êtres vivant à l’extérieur des frontières humaines. Takver aurait su comment retourner son regard à cet œil, dans l’ombre des arbres.
— Nous arrivons à Ieu Eun. Il y a une véritable foule qui attend de vous rencontrer, Dr Shevek ; le Président, et plusieurs Directeurs, et le Chancelier, bien sûr, toutes sortes de grosses légumes. Mais si vous êtes fatigué, nous mettrons fin à toutes ces réjouissances le plus vite possible.
Les réjouissances durèrent plusieurs heures. Par la suite, il ne fut jamais capable de s’en souvenir clairement. Il fut propulsé de la petite boîte sombre qu’était la voiture dans une immense boîte illuminée et pleine de gens – des centaines de personnes, sous un plafond doré d’où pendaient des lampes en cristal. On lui présenta tous les gens. Ils étaient tous plus petits que lui, et chauves. Les quelques femmes qui se trouvaient là étaient chauves également ; il se rendit enfin compte qu’ils avaient dû se raser tous les poils, ces petits poils très doux et soyeux de sa race, et aussi les cheveux. Mais ils les remplaçaient par de merveilleux vêtements, somptueux d’aspect et de couleur ; les femmes étaient en longues robes qui balayaient le sol, les seins nus, la taille, le cou et la tête parés de joyaux, de dentelle et de gaze, les hommes en pantalon et veste ou tunique de couleur, rouge, bleu, or, violet ou vert, avec des manches à franges et des cascades de dentelles, ou en longue robe pourpre, vert sombre ou noire qui s’ouvrait aux genoux pour laisser voir les chaussettes blanches, aux jarretières d’argent. Un autre mot iotique flotta dans la tête de Shevek, un mot pour lequel il n’avait jamais eu d’équivalent, bien qu’il en aimât la sonorité : « splendeur ». Ces gens avaient de la splendeur. Des discours furent prononcés. Le Président du Sénat de la Nation de l’A-Io, un homme avec d’étranges yeux froids, proposa un toast : « À la nouvelle ère de fraternité qui s’ouvre entre les Planètes Jumelles, et au précurseur de cette ère nouvelle, notre hôte distingué et extrêmement bienvenu : le Dr Shevek d’Anarres ! » Le Chancelier de l’Université lui parla avec beaucoup de gentillesse, le Premier Directeur de la Nation lui parla d’un air sérieux, on lui présenta des ambassadeurs, des astronautes, des physiciens, des politiciens, des douzaines de gens, ayant tous de longs titres honorifiques précédant et suivant leur nom ; et ils lui parlèrent, et il leur répondit – mais par la suite il n’eut aucun souvenir de ce qu’ils avaient dit, encore moins de ce qu’il avait répondu. Très tard dans la nuit, il se retrouva avec un petit groupe d’hommes, marchant sous la pluie chaude dans un grand parc ou une esplanade. Il y avait la sensation printanière de l’herbe vive sous ses pieds ; il la reconnut pour avoir marché dans le Parc du Triangle, à Abbenay. Ce souvenir vivace et le contact frais du vent nocturne le réveillèrent. Son âme sortit de sa cachette.