— Comment… comment pouvez-vous les réconcilier ? demanda l’homme timide avec intérêt.
Shevek faillit rire de désespoir.
— Je ne sais pas. Cela fait longtemps que j’y travaille ! Après tout, le caillou frappe bien l’arbre. Ni la pure séquence ni l’unité pure ne pourront l’expliquer. Cependant nous ne cherchons pas la pureté, mais la complexité, la relation de cause à effet, des moyens à la fin. Notre modèle du cosmos doit être aussi inépuisable que le cosmos. Une complexité qui comprend non seulement la durée, mais la création, pas seulement l’être, mais aussi le devenir, pas seulement la géométrie, mais également l’éthique. Ce n’est pas la réponse que nous cherchons, mais seulement comment poser la question…
— C’est bien joli, mais l’industrie a besoin de réponses, dit Dearri.
Shevek se tourna lentement, baissa les yeux vers lui et ne répondit rien.
Il y eut un silence pénible, dans lequel se glissa Vea, gracieuse et frivole, pour revenir à son idée de prévoir l’avenir. D’autres furent attirés par ce sujet, et ils se mirent tous à parler de leurs expériences avec des diseurs de bonne aventure et des voyantes.
Shevek décida de ne plus rien dire, quoi qu’on pût lui demander. Il avait plus soif que jamais ; il laissa le serveur remplir son verre et but avec plaisir le liquide pétillant. Il fit le tour de la pièce du regard, essayant de dissiper sa colère et sa tension en observant les autres gens. Mais leur comportement aussi était émotionnel pour des Iotis – ils criaient, riaient fortement, s’interrompaient les uns les autres. Un couple s’abandonnait à des préliminaires sexuels dans un coin. Shevek détourna les yeux, dégoûté. Égotisaient-ils même dans le sexe ? Se caresser et copuler devant des gens seuls était aussi vulgaire que manger devant des affamés. Son attention revint au groupe qui l’entourait. Ils ne discutaient plus de prédictions, maintenant, mais de politique. Ils parlaient de la guerre, de ce que Thu allait faire, de ce que l’A-Io allait faire, de ce qu’allait faire le CMG.
— Pourquoi ne parlez-vous que par abstractions ? les interrogea-t-il soudain, se demandant tout en parlant pourquoi il s’adressait à eux alors qu’il s’était promis de ne pas le faire. Il ne s’agit pas de noms de pays, mais de gens qui s’entretuent. Pourquoi les soldats partent-ils ? Pourquoi un homme va-t-il tuer des étrangers ?
— Mais les soldats sont là pour ça, dit une petite femme au teint clair avec une opale dans le nombril.
Plusieurs hommes commencèrent à expliquer le principe de la souveraineté nationale à Shevek. Vea les interrompit.
— Mais laissons-le parler. Comment résoudriez-vous ce problème, Shevek ?
— La solution est parfaitement visible.
— Où ?
— Anarres !
— Mais ce que vous autres faites sur la Lune ne résout pas nos problèmes ici.
— Le problème de l’homme est partout le même. La survivance. Les espèces, le groupe, l’individu.
— La défense nationale…, cria quelqu’un.
Ils argumentèrent, il argumenta. Il savait ce qu’il voulait dire, et savait que cela devait convaincre tout le monde parce que c’était clair et vrai, mais il n’arrivait pas à le dire correctement. Tout le monde criait. La petite femme au teint clair tapota le large accoudoir du fauteuil dans lequel elle se trouvait, et il s’y assit. La tête rasée, rose et soyeuse de la femme réapparut sous son bras. « Bonjour, l’Homme de la Lune ! » dit-elle. Vea avait rejoint un autre groupe durant un moment, mais elle était maintenant revenue près de lui. Sa figure était rouge et ses yeux paraissaient grands et clairs. Il pensa voir Pae de l’autre côté de la pièce, mais il y avait tant de visages qu’ils se mélangeaient et devenaient flous. Les choses arrivaient par bribes, avec des trous, comme si on lui permettait d’observer depuis les coulisses le fonctionnement du Cosmos Cyclique de l’hypothèse de la vieille Gvarab. « Le principe de l’autorité légale doit être maintenu, ou bien nous allons dégénérer jusqu’à l’anarchie ! », tonna un gros homme en fronçant les sourcils. « Oui, oui, dégénérer ! », dit Shevek. « Nous y prenons plaisir depuis maintenant cent cinquante ans. » Les orteils de la petite femme rose, dans des sandales argentées, sortirent de sous sa robe ornée de centaines et de centaines de perles minuscules.
— Mais parlez-nous d’Anarres, dit Vea. Comment est-ce réellement ? Est-ce vraiment si merveilleux là-haut ?
Il était assis sur le bras du fauteuil, et Vea était installée sur un coussin, à ses genoux, droite et souple, ses seins délicats le fixant de leurs pointes aveugles, souriante, contente, rougissante.
Quelque chose de sombre se mit à tourner dans l’esprit de Shevek, obscurcissant tout. Sa bouche était sèche. Il vida le verre que le serviteur venait de lui remplir.
— Je ne sais pas, dit-il ; sa langue était à moitié paralysée. Non. Ce n’est pas merveilleux. C’est un monde laid. Pas comme celui-ci. Sur Anarres, il n’y a que de la poussière et des collines desséchées. Tout est maigre, tout est sec. Et les gens ne sont pas beaux. Ils ont de grosses mains et de grands pieds, comme moi et ce serveur qui est ici. Mais pas de gros ventre. Ils se salissent beaucoup, et prennent leurs bains ensemble, personne ne fait cela ici. Les villes sont ternes, et très petites, elles sont lugubres. Il n’y a pas de palais. La vie est morne, et le travail est dur. On ne peut pas toujours obtenir ce qu’on veut, ni ce dont on a besoin, parce qu’il n’y en a pas assez. Vous autres Urrastis, vous en avez suffisamment. Vous avez assez d’air, assez de pluie, d’herbe, d’océans, de nourriture, de musique, de maisons, d’usines, de machines, de livres, de vêtements, d’histoire. Vous êtes riches, vous possédez. Nous sommes pauvres, il nous manque beaucoup. Vous avez, nous n’avons pas. Tout est beau, ici. Sauf les visages. Sur Anarres, rien n’est beau, rien, sauf les visages. Les autres visages, les hommes et les femmes. Nous n’avons que cela, que nous autres. Ici on regarde les bijoux, là-haut on regarde les yeux. Et dans les yeux on voit la splendeur, la splendeur de l’esprit humain. Parce que nos hommes et nos femmes sont libres… ne possédant rien, ils sont libres. Et vous les possédants, vous êtes possédés. Vous êtes tous en prison. Chacun est seul, solitaire, avec un tas de choses qu’il possède. Vous vivez en prison, et vous mourez en prison. C’est tout ce que je peux voir dans vos yeux – le mur, le mur !
Tous le regardaient.
Il entendit la clameur de sa voix résonner encore dans le silence, et sentit ses oreilles brûler. Les ténèbres, le vide se mirent à tourner une fois de plus dans son esprit.
— J’ai comme un vertige, dit-il, et il se leva.
Vea lui prit le bras.
— Venez par là, dit-elle, haletante et riant un peu. Il la suivit tandis qu’elle se frayait un chemin parmi les invités. Il sentait maintenant que son visage était très pâle, et le vertige ne passait pas ; il espéra qu’elle l’emmenait jusqu’aux toilettes, ou jusqu’à une fenêtre où il pourrait respirer un peu d’air pur. Mais la pièce dans laquelle ils entrèrent était grande et faiblement éclairée par un reflet. Un grand lit blanc s’appuyait contre un mur ; un miroir couvrait la moitié d’un autre mur. Les tentures, les draps avaient la douce odeur du parfum qu’utilisait Vea.
— Vous êtes extra, dit Vea, se tenant devant lui et le dévisageant dans la demi-obscurité avec un rire essoufflé. Vraiment extra… vous êtes impossible… magnifique ! – Elle posa ses mains sur les épaules de Shevek. – Oh, ces regards qu’ils avaient tous ! Il faut que je vous embrasse pour ça !