Et elle se hissa sur la pointe des pieds, lui présentant sa bouche, et sa gorge blanche, et ses seins nus.
Il l’étreignit et lui embrassa la bouche, lui repoussant la tête en arrière, puis la gorge et les seins. Elle céda d’abord, puis se tordit un peu en riant et en tentant faiblement de le repousser, et se mit à parler. « Oh, non, non, maintenant tenez-vous bien », dit-elle. « Allons, nous devons rejoindre mes invités. Non, Shevek, calmez-vous, on ne peut vraiment pas ! » Mais il ne l’écouta pas. Il l’entraîna avec lui vers le lit, et elle le suivit, tout en parlant. D’une main, il fouilla dans les vêtements compliqués qu’il portait et parvint à déboutonner son pantalon. Puis il s’occupa du vêtement de Vea, la ceinture basse mais serrée de la robe, qu’il n’arrivait pas à défaire. « Ça suffit, maintenant », dit-elle. « Non, écoutez, Shevek, on ne peut pas. Pas maintenant. Je n’ai pas pris de contraceptif, si je tombais enceinte, je serais dans un joli pétrin, mon mari revient dans deux semaines ! Non, laissez-moi », mais il ne pouvait pas la laisser ; le visage de Shevek était pressé contre la chair douce de Vea, couverte de sueur et parfumée. « Écoutez, ne froissez pas mes vêtements, les gens vont s’en apercevoir, pour l’amour du ciel. Attendez – attendez seulement, nous pouvons arranger cela, nous pouvons nous retrouver quelque part, je dois faire attention à ma réputation, je ne peux pas faire confiance à la bonne, attendez, pas maintenant – Pas maintenant ! Pas maintenant ! » Finalement effrayée par son désir aveugle, par sa force, elle le repoussa aussi fort qu’elle pouvait en appuyant ses mains sur sa poitrine. Il fit un pas en arrière, troublé par son air soudain apeuré et parce qu’elle se débattait ; mais il ne pouvait pas s’arrêter, la résistance de Vea l’excitait encore davantage. Il l’attira vers lui, et son sperme gicla sur la soie blanche de sa robe.
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! répétait-elle avec ce même murmure aigu.
Il la lâcha et resta hébété. Il s’affaira sur ses vêtements, essayant de refermer son pantalon.
— Je suis… désolé… je pensais que vous vouliez…
— Pour l’amour du ciel ! dit Vea, en baissant les yeux dans la faible lumière, secouant les plis de sa robe. Vraiment ! Maintenant je vais devoir changer de robe.
Shevek resta debout, la bouche ouverte, respirant avec difficulté, les bras ballants ; puis tout à coup il fit demi-tour et sortit en titubant de la pièce sombre. De retour dans la salle illuminée de la réception, il trébucha parmi les invités, heurta une jambe, trouva son chemin bloqué par des corps, des vêtements, des bijoux, des seins, des yeux, des flammes de chandelles, des meubles. Il se cogna contre une table. Il y avait dessus un plateau d’argent dans lequel des petites pâtisseries garnies de viande, de crème et d’herbe étaient arrangées en cercles concentriques, comme une énorme fleur pâle. Shevek chercha sa respiration, se courba, et vomit en plein sur le plateau.
— Je vais le ramener chez lui, dit Pae.
— Faites-le, je vous en prie, répondit Vea. Vous le cherchiez, Saio ?
— Oh, un peu. Heureusement, Demaere vous a appelée.
— Je vous le laisse de bon cœur.
— Il ne causera pas d’ennuis. Il s’est évanoui dans le hall. Puis-je utiliser votre téléphone avant de partir ?
— Saluez le Chef pour moi, dit malicieusement Vea.
Oiie était venu à l’appartement de sa sœur en compagnie de Pae, et repartit avec lui. Ils s’assirent dans le siège central de la grosse limousine gouvernementale dont Pae disposait toujours à sa demande, celle-là même qui avait emmené Shevek depuis le spatioport jusqu’à l’Université, l’été dernier. Il était maintenant allongé sur la banquette arrière dans la position où ils l’avaient mis.
— Est-il resté avec votre sœur toute la journée, Demaere ?
— Depuis midi, apparemment.
— Dieu merci !
— Pourquoi avez-vous si peur qu’il ne parvienne dans les taudis ? Tous les Odoniens sont déjà persuadés que nous sommes des esclaves payés, quelle importance cela pourrait-il avoir si ses doutes se confirmaient un peu ?
— Je me fiche de ce qu’il peut voir. Nous ne voulons pas que lui soit vu. Avez-vous lu les journaux des millets ? Ou les tracts qui circulaient dans la Vieille Ville la semaine dernière, au sujet du « Précurseur » ? Le mythe – celui qui vient avant le millenium – « un étranger, un proscrit, un exilé, qui porte dans ses mains vides le temps à venir ». Ils ont écrit cela. La populace est d’humeur apocalyptique. Elle cherche un emblème. Un catalyseur. On parle d’une grève générale. Ils n’apprendront jamais à se tenir tranquilles. Mais ils ont besoin d’une leçon. Ces sacrés bestiaux rebelles, les envoyer combattre Thu, c’est la seule bonne chose que nous pourrons jamais en tirer.
Personne n’ajouta un mot durant le reste du trajet.
Le veilleur de nuit de la Maison des Aînés les aida à porter Shevek jusqu’à sa chambre. Ils le déposèrent sur le lit et il se mit aussitôt à ronfler.
Oiie resta pour enlever les chaussures de Shevek et le couvrir du dessus-de-lit. L’haleine de l’homme ivre était épouvantable ; Oiie s’écarta du lit, sentant s’élever en lui la peur et la sympathie que lui inspirait Shevek, chacune étouffant l’autre. Il fronça les sourcils et murmura : « Pauvre imbécile ». Puis il ferma la lumière et retourna dans l’autre pièce. Pae se tenait devant le bureau et fouillait les papiers de Shevek.
— Partons, dit Oiie, dont l’expression de dégoût s’amplifiait. Venez. Il est deux heures du matin. Je suis fatigué.
— Qu’est-ce que ce salaud a fait, Demaere ? Il n’y a toujours rien ici, absolument rien. Est-ce qu’il nous a complètement trompés ? Avons-nous été roulés par un satané paysan naïf venu de l’Utopie ? Où est sa théorie ? Où est notre voyage spatial instantané ? Où est notre avantage sur les Hainiens ? Cela fait neuf, dix mois que nous nourrissons ce salaud, et pour rien !
Il empocha néanmoins l’un des papiers avant de suivre Oiie jusqu’à la porte.
Chapitre VIII
Anarres
Ils étaient six, dehors, sur le terrain d’athlétisme du Parc Nord d’Abbenay, dans le long crépuscule d’or, de chaleur et de poussière. Ils étaient tous agréablement repus, car le repas avait duré une bonne partie de l’après-midi, à l’occasion d’une fête de rue, avec des braseros pour faire la cuisine. C’étaient les vacances de la mi-été, le Jour de l’Insurrection, commémorant le premier grand soulèvement de Nio Esseia, en l’année urrastie 740, près de deux cents ans auparavant. Les cuisiniers et les travailleurs des réfectoires étaient considérés comme les invités du reste de la communauté ce jour-là, car c’était un syndicat de cuisiniers et de serveurs qui avait commencé la grève ayant conduit à l’insurrection. De telles traditions et de telles fêtes étaient nombreuses sur Anarres, certaines avaient été instituées par les Fondateurs et d’autres, comme la fin de la moisson et la Fête du Solstice, s’étaient développées spontanément selon le rythme de vie de la planète et le besoin qu’avaient ceux qui travaillaient ensemble de fêter ensemble également.
Ils parlaient tous avec une certaine incohérence, sauf Takver. Elle avait dansé pendant des heures, mangé une grande quantité de pain grillé et d’épices, et elle se sentait en pleine forme.
— Pourquoi Kvigot a-t-il été posté dans une poissonnerie de la mer Kérenne, où il faudra qu’il recommence tout depuis le début, alors que Turib a pris la responsabilité ici de son programme de recherche ? disait-elle.