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Bien des gens sentaient que cette idée de fidélité était mal appliquée à la vie sexuelle. La féminité d’Odo l’avait poussée, disaient-ils, vers un refus de la vraie liberté sexuelle ; dans ce passage, même si c’était le seul, Odo n’écrivait pas pour les hommes. Autant de femmes que d’hommes firent cette critique, et il apparut ainsi que ce n’était pas la masculinité qu’Odo n’avait pas comprise, mais une catégorie, ou une partie entière de l’humanité, les gens pour qui l’expérimentation est le cœur du plaisir sexuel.

Bien qu’elle ne les eût pas compris, et qu’elle les considérât probablement comme des aberrations propriétaristes – l’espèce humaine étant faite pour établir, sinon des couples durables, du moins des relations dans le temps – elle avait cependant mieux prévu les choses pour les gens volages que pour ceux qui désiraient tenter une alliance à long terme. Aucune loi, aucune limite, aucune sanction, aucune punition, aucune désapprobation ne pouvait être appliquée à une pratique sexuelle quelle qu’elle fût, à part le viol d’un enfant ou d’une femme, pour lequel les voisins du coupable risquaient de se charger d’exécuter une vengeance sommaire s’il n’était pas rapidement pris en charge par le personnel plus doux d’un centre thérapeutique. Mais les brutalités étaient extrêmement rares dans une société où le désir sexuel était généralement comblé dès la puberté, et la seule limite sociale imposée à l’activité sexuelle était la faible pression en faveur de l’intimité, une sorte de pudeur imposée par la vie communautaire.

D’un autre côté, ceux qui entreprenaient de former et de conserver une alliance, qu’ils soient homosexuels ou hétérosexuels, se heurtaient à des problèmes inconnus de ceux qui se satisfaisaient du sexe là où ils le trouvaient. Ils devaient faire face, non seulement à la jalousie, au désir de possession et autres maladies passionnelles pour lesquelles l’union monogamique constitue un excellent terrain, mais aussi aux pressions externes de l’organisation sociale. Un couple qui formait une alliance devait le faire en sachant qu’il pourrait être séparé à tout moment par les exigences de la distribution du travail.

La Ditrav, l’administration de la division du travail, s’efforçait de garder les couples ensemble, et de les réunir le plus vite possible s’ils le demandaient ; mais cela n’était pas toujours possible, particulièrement lorsqu’il y avait des mobilisations urgentes, et personne d’ailleurs n’attendait de la Ditrav qu’elle refasse des listes entières et reprogramme ses ordinateurs dans ce but. Pour survivre, pour continuer à vivre, un Anarresti savait qu’il devait se tenir prêt à partir là où on avait besoin de lui et faire le travail qui devait être accompli. Il grandissait en sachant que la distribution du travail était un important facteur de survie, une nécessité sociale immédiate et permanente ; alors que l’alliance était une question personnelle, un choix qui ne pouvait être fait que dans le cadre d’un choix plus large.

Mais, quand une direction est prise librement et suivie avec ardeur, il semble que tout favorise sa poursuite. Aussi la possibilité et la réalité de la séparation servaient-elles souvent à renforcer la loyauté des partenaires. Maintenir une fidélité pure et spontanée dans une société qui n’avait pas de sanctions légales ou morales contre l’infidélité, et la maintenir durant une séparation volontairement acceptée qui pouvait survenir à tout moment et pouvait durer des années, c’était une sorte de défi. Mais l’être humain aime à être défié, il cherche la liberté dans l’adversité.

En l’année 164, bien des gens qui ne l’avaient jamais recherchée goûtèrent à cette sorte de liberté, et l’apprécièrent, aimèrent cette sensation d’épreuve et de danger. La sécheresse qui avait commencé en l’année 163 ne s’atténua pas durant l’hiver. Les épreuves commencèrent dès l’été 164, portant la menace d’un désastre si la sécheresse continuait.

Le rationnement était strict ; les postes étaient attribués impérativement. Les efforts pour faire pousser assez de nourriture et pour la distribuer devinrent frénétiques, désespérés. Et pourtant les gens n’étaient pas désespérés du tout. Odo avait écrit : « Un enfant délivré de la culpabilité liée à la propriété, et libéré du fardeau de la compétition économique, grandira avec la volonté d’accomplir ce qui doit l’être et avec l’aptitude à y puiser de la joie. C’est le travail inutile qui attriste le cœur. La joie de la mère qui élève son enfant, de l’étudiant, du chasseur qui réussit, du bon cuisinier, du créateur talentueux, de tous ceux qui font un travail nécessaire et qui le font bien – cette joie durable est peut-être la plus profonde source d’affection humaine et de sociabilité. » En ce sens, il y avait une puissante vague de joie à Abbenay, cet été-là. Aussi dur qu’il fût, le travail était accompli avec gaieté, avec un empressement à oublier toute inquiétude parce que ce qui pouvait être fait devait être fait. La vieille rengaine de la « solidarité » revivait. C’est avec joie que l’on découvre, après tout, que le lien est plus solide que tout ce qui tente de le briser.

Au début de l’été, la CPD fit poser des affiches demandant aux gens de diminuer leur journée de travail d’une heure environ, car la quantité de protéines des repas était maintenant insuffisante pour une dépense normale d’énergie. L’activité exubérante des rues de la ville avait déjà diminué. Les gens qui quittaient leur travail de bonne heure flânaient sur les places, jouaient aux boules dans les parcs desséchés, s’asseyaient sur le seuil des boutiques et discutaient avec les passants. La population de la ville avait visiblement diminué, car plusieurs milliers de personnes s’étaient portées volontaires ou avaient reçu des postes d’urgence dans l’agriculture. Mais la confiance mutuelle apaisait la dépression ou l’inquiétude. « Nous nous révélerons les uns aux autres », disaient-ils sereinement. Un formidable élan de vitalité courait sous la surface. Quand les puits des faubourgs Nord furent asséchés, des canalisations temporaires reliées aux autres districts furent posées par des volontaires travaillant pendant leur temps libre, habiles et maladroits, adultes et adolescents, et le travail fut achevé en trente heures.

Vers la fin de l’été, Shevek reçut un poste d’urgence dans l’agriculture, à la communauté de Sources Rouges, sur le Plateau Sud. Un peu de pluie était tombée durant la saison orageuse équatoriale et ils essayaient de planter hâtivement des grains de holum pour pouvoir les récolter avant le retour de la sécheresse.

Il s’était attendu à recevoir un poste d’urgence, puisque son travail de construction était terminé et qu’il s’était lui-même porté sur la liste des travaux non spécialisés. Durant tout l’été, il n’avait fait qu’enseigner, lire, aller là où on demandait des volontaires dans le bloc et en ville, et revenir près de Takver et du bébé. Takver était retournée à son laboratoire au bout de cinq décades, le matin seulement. Comme elle allaitait sa fille, elle avait droit à la fois aux suppléments en protéines et en hydrates de carbone pendant les repas, et elle les prenait ; leurs amis ne pouvaient pas partager leurs suppléments de nourriture avec elle, car il n’y avait plus de suppléments de nourriture. Elle était mince mais bien portante, et le bébé était petit mais solide.

L’enfant procurait beaucoup de plaisir à Shevek. Comme il s’occupait d’elle tout seul dans la matinée (ils ne la laissaient à la crèche que lorsqu’il donnait des cours ou travaillait comme volontaire), il ressentait cette impression d’être nécessaire qui est le fardeau et la récompense des parents. C’était une fillette alerte et sensible, qui fournissait à Shevek une audience parfaite pour ses fantaisies verbales, ce que Takver appelait ses pointes de folie. Il asseyait le bébé sur ses genoux et lui faisait de longues conférences de cosmologie, lui expliquant comment le temps était en fait l’espace retourné comme un gant, le chronon étant ainsi le boyau inversé du quantum, et la distance une des propriétés accidentelles de la lumière. Il donnait au bébé des surnoms extravagants et toujours différents, et lui récitait des mnémoniques ridicules : Le Temps est tyrannique, supermécanique, superorganique – POP ! – et au pop, le bébé se relevait légèrement en poussant de petits cris et en agitant ses poings potelés. Tous deux retiraient une grande satisfaction de ces exercices. Et quand il reçut son poste, ce fut un déchirement. Il avait espéré quelque chose assez près d’Abbenay, pas aussi loin que le Plateau Sud. Mais la déplaisante nécessité de quitter Takver et le bébé pour soixante jours était accompagnée de la ferme assurance de les retrouver. Et tant qu’il y avait cette assurance, il ne se plaignait pas.