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La nuit qui précéda son départ, Bedap vint manger avec eux au réfectoire de l’Institut et ils rentrèrent tous ensemble jusqu’à la chambre. Ils s’assirent pour parler dans la nuit chaude, la lampe éteinte, les fenêtres ouvertes. Bedap, qui mangeait d’habitude dans un petit réfectoire où les arrangements particuliers n’étaient pas un gros problème pour les cuisiniers, avait conservé ses rations de boissons spéciales depuis une décade et les avait toutes apportées sous la forme d’une bouteille de jus de fruit. Il la montra avec fierté : une soirée d’adieu. Ils la firent passer et la savourèrent avec volupté en faisant rouler leur langue.

— Tu te souviens, dit Takver, toute cette nourriture qu’il y avait, la nuit avant que tu ne quittes le Nord ? J’avais mangé neuf de ces beignets.

— Tu avais les cheveux courts à ce moment, dit Shevek, étonné de ce souvenir, qu’il n’avait jamais relié à Takver. C’était toi, pas vrai ?

— Qui croyais-tu que c’était ?

— Bon sang, quelle gamine tu étais à cette époque !

— Toi aussi tu n’étais qu’un gamin, ça fait dix ans, maintenant. J’avais coupé mes cheveux pour paraître différente et intéressante. Cela n’a pas servi à grand-chose !

Elle se mit à rire de son rire fort et joyeux, qu’elle étouffa rapidement pour ne pas réveiller le bébé qui dormait dans le berceau, près de la grille du chauffage. Mais rien ne réveillait jamais la fillette une fois qu’elle était endormie.

— Je voulais tellement être différente, ajouta-t-elle. Je me demande bien pourquoi ?

— Il arrive un moment, quand on a dans les vingt ans, répondit Bedap, où l’on doit choisir si on va être comme tout le monde pendant le reste de sa vie, ou si l’on doit cultiver ses particularités.

— Ou au moins les accepter avec résignation, dit Shevek.

— Shev est du genre résigné, dit Takver. C’est la vieillesse. Ça doit être terrible d’avoir trente ans.

— Ne t’en fais pas, tu ne seras plus résigné à quatre-vingt-dix ans, déclara Bedap en lui tapant sur l’épaule. Au fait, est-ce que vous êtes résignés au nom de votre fille, maintenant ?

Les noms de cinq et six lettres que donnait l’ordinateur du registre central, étant uniques pour chaque individu vivant, prenaient la place des nombres qu’une société utilisant des ordinateurs aurait dû autrement attribuer à ses membres. Un Anarresti n’avait besoin d’aucune autre identification que son nom. Le nom était donc ressenti comme étant une partie importante de l’être, puisqu’on ne le choisissait pas plus que son nez ou sa hauteur. Takver n’aimait pas le nom qu’avait obtenu le bébé : Sadik.

— Cela sonne toujours comme une bouchée de graviers, dit-elle, ça ne lui va pas.

— Moi, je l’aime bien, dit Shevek. Cela donne l’idée d’une grande fille mince avec de longs cheveux noirs.

— Mais c’est une petite fille grasse, et avec des cheveux invisibles, fit remarquer Bedap.

— Laisse-lui le temps, frère ! Écoute. Je vais faire un discours.

— Un discours ! Un discours !

— Chut !

— Pourquoi chut ? Ce bébé dormirait au beau milieu d’un cataclysme.

— Du calme. Je me sens plein d’émotions. – Shevek leva son verre de jus de fruit. – Je voudrais dire… Je voudrais dire ceci. Je suis content que Sadik soit née maintenant. Durant une année difficile, pendant une époque difficile, alors que nous avons besoin de notre fraternité. Je suis content qu’elle soit née maintenant, et ici. Je suis content qu’elle soit l’une d’entre nous, une Odonienne, notre fille et notre sœur. Je suis content qu’elle soit la sœur de Bedap. Qu’elle soit la sœur de Sabul, même de Sabul ! Je bois à cet espoir : qu’aussi longtemps qu’elle vivra, Sadik aimera ses sœurs et ses frères aussi bien, aussi joyeusement que moi ce soir. Et que la pluie tombera…

Les membres de la CPD, les principaux utilisateurs de la radio, du téléphone et de la poste, coordonnaient les moyens de communication à longue distance, tout comme ils le faisaient des moyens de transport et de déplacement à longue distance. Comme il n’y avait pas « d’affaires » sur Anarres, au sens de la promotion, de la publicité, des placements, de la spéculation, et ainsi de suite, le courrier était essentiellement constitué de la correspondance échangée entre les syndicats industriels et professionnels, de leurs directives et de leurs informations, plus celles de la CPD, et d’un faible volume de lettres personnelles. Vivant dans une société où n’importe qui pouvait aller où et quand il voulait, un Anarresti avait tendance à chercher ses amis là où il se trouvait, et non où il avait été. Les téléphones étaient rarement utilisés à l’intérieur d’une communauté, car beaucoup étaient trop petites pour que ce soit nécessaire. Même Abbenay conservait une structure décentralisée avec ses « blocs », ces quartiers semi-autonomes dans lesquels on pouvait trouver quiconque ou quoi que ce fût quand on en avait besoin en n’ayant que quelques pas à faire. Aussi les appels téléphoniques étaient généralement des appels à longue distance, et étaient pris en charge par la CPD : les appels personnels devaient être demandés auparavant par lettre, ou bien n’étaient pas des conversations, mais de simples messages laissés au centre de la CPD. Les lettres n’étaient pas cachetées, non pas en raison d’une loi, bien sûr, mais par convention. Les communications personnelles à longue distance exigeaient beaucoup de matériel et beaucoup de travail, et comme l’économie publique et privée ne faisaient qu’une, il y avait un sentiment d’opposition considérable à l’endroit des appels ou de la correspondance superflus. C’était une habitude futile, qui avait un relent de propriétarisme, d’égotisme. C’était sans doute pourquoi les lettres n’étaient pas cachetées : vous n’aviez aucun droit de demander à des gens de porter un message qu’ils ne pouvaient pas lire. Une lettre pouvait partir par un dirigeable postal de la CPD si vous aviez de la chance, ou par un train si vous n’en aviez pas. Elle pouvait alors se retrouver au dépôt de poste dans la ville d’arrivée et y rester, parce qu’il n’y avait pas de postier, jusqu’à ce que quelqu’un dise au destinataire qu’une lettre l’attend et qu’il vienne la chercher.

Cependant, les individus décidaient eux-mêmes de ce qui était ou non nécessaire. Shevek et Takver s’écrivaient régulièrement, environ une fois par décade. Il écrivit :

Le voyage n’était pas mauvais, trois jours, un camion-chenille direct. C’est une importante levée – trois mille personnes, dit-on. Les effets de la sécheresse sont bien pires ici. Pas en quantité. Dans les réfectoires, les rations de nourriture sont les mêmes qu’à Abbenay ; seulement ici, on a des légumes verts à chaque repas et tous les jours parce qu’ils en ont un surplus local. Nous aussi, nous commençons à sentir que nous en avons un surplus. Mais c’est le climat ici qui est terrible. C’est la Poussière. L’air est sec et le vent n’arrête pas de souffler. Il y a quelques brèves pluies, mais une heure après la terre s’ameublit et la poussière recommence à s’élever. Il a plu moitié moins qu’une année normale ici. Tout le monde au Projet a les lèvres gercées, saigne du nez, tousse et a les yeux irrités. Parmi les gens qui vivent à Sources Rouges, beaucoup ont attrapé la toux de la poussière. C’est surtout dur pour les bébés, dont beaucoup ont la peau et les yeux enflammés. Je me demande si j’aurais remarqué cela il y a une demi-année. On devient plus attentif quand on est un parent. Le travail est un travail comme un autre, et l’ambiance est à la camaraderie, mais le vent sec est épuisant. La nuit dernière, j’ai pensé au Ne Theras, et dans la nuit, le bruit du vent était comme celui du torrent. Je ne regretterai pas cette séparation. Elle m’a permis de voir que je commençais à te donner moins, comme si je te possédais et que tu me possédais et qu’il n’y avait rien de plus à faire. Mais la réalité n’a rien à voir avec la possession. Ce que nous faisons, c’est affirmer l’intégralité du Temps. Dis-moi ce que fait Sadik. Je donne des cours pendant les jours libres à quelques personnes qui me l’ont demandé, une des filles est une mathématicienne-née que je recommanderai à l’Institut. Ton frère, Shevek.