Выбрать главу

Takver lui écrivit :

Je suis embêtée par une chose plutôt bizarre. Les postes de conférencier pour le 3e quartier ont été donnés il y a trois jours et j’ai été voir quel serait ton emploi du temps à l’Inst. mais aucun cours ni aucune salle ne t’était attribué. Je pensais qu’ils t’avaient oublié par erreur et je suis allée au Synd. des Membres et ils ont dit qu’ils voulaient en effet que tu t’occupes du cours de Géom. Je me suis alors rendue au bureau de Coord. de l’Inst. pour voir cette vieille femme avec ce long nez et elle ne savait rien, non non je ne sais rien, allez à l’Attribution Centrale ! J’ai dit que c’était idiot et je suis allée voir Sabul. Mais il n’était pas au bureau de Phys. et je ne l’ai pas vu jusqu’à présent, bien que j’y sois retournée deux fois. Avec Sadik, qui porte un merveilleux chapeau blanc que Terrus a tricoté pour elle. Elle paraît vraiment très jolie. Je ne veux pas aller pourchasser Sabul dans la chambre ou le terrier ou je ne sais quoi où il vit. Peut-être est-il parti travailler comme volontaire ha ! ha ! Peut-être devrais-tu téléphoner à l’Institut pour voir quelle sorte d’erreur ils ont commise ? En fait, je suis descendue vérifier au Centre d’Attribution de la Ditrav, mais ils n’avaient aucun nouveau poste pour toi. Les gens là-bas étaient très bien, mais la vieille femme avec ce nez est incapable et d’aucun secours, et tout le monde s’en fiche. Bedap a raison, nous avons laissé la bureaucratie s’emparer de nous. Je t’en prie reviens (avec cette fille qui a le génie des maths s’il le faut), la séparation est pleine d’enseignements d’accord mais ta présence est le seul enseignement que je désire. Je prends une ration d’un demi-litre de jus de fruit additionné de calcium par jour parce que je n’ai presque plus de lait et S. crie beaucoup. Ces bons vieux docteurs ! Tout, toujours, T.

Shevek ne reçut jamais cette lettre. Il avait quitté le Sud avant qu’elle n’atteigne le dépôt de poste de Sources Rouges.

Il y avait environ quatre mille kilomètres de Sources Rouges à Abbenay. Un individu en déplacement aurait simplement fait du stop, tous les véhicules de transport étant disponibles pour autant de gens qu’ils pouvaient en contenir ; mais comme quatre cent cinquante personnes étaient renvoyées à leur poste régulier dans le Nord-Ouest, un train leur fut attribué. Il était constitué de wagons de passagers, ou au moins de wagons utilisés temporairement pour transporter des passagers. Le moins populaire était celui qui avait récemment renfermé une cargaison de poisson fumé.

Après une année de sécheresse, les lignes de transport normales étaient insuffisantes, malgré les grands efforts des travailleurs des transports pour satisfaire les demandes. Ils formaient la plus grande fédération de la société odonienne : auto-organisée, bien sûr, en syndicats régionaux coordonnés par des représentants qui se rencontraient et travaillaient avec la CPD locale et centrale. Le réseau entretenu par la fédération des transports était efficace en temps normal et pour des urgences limitées ; il était souple, pouvait s’adapter aux circonstances, et les Syndics des Transports avaient d’excellentes équipes et une grande fierté professionnelle. Ils donnaient des noms à leurs locomotives et à leurs dirigeables, comme Indomptable, Endurance, Croque-Vent ; ils avaient des devises – Nous y arrivons toujours. – Rien n’est trop ! – Mais maintenant, alors que des régions entières de la planète étaient menacées d’une famine imminente si la nourriture n’était pas acheminée depuis les autres régions, et alors que de grandes levées d’urgence devaient être convoyées, c’était vraiment trop ! Il n’y avait pas assez de véhicules ; il n’y avait pas assez de gens pour s’en occuper. Tout ce qui avait des ailes ou des roues était en service, et les apprentis, les anciens membres de la fédération, des volontaires et des mobilisés aidaient à faire marcher les camions, les trains, les vaisseaux, les ports, les ateliers de réparation.

Le train dans lequel se trouvait Shevek avançait par brèves étapes séparées par de longues haltes, car tous les trains de vivres avaient priorité sur lui. Puis il s’arrêta pour vingt-quatre heures. Un aiguilleur surchargé de travail ou inexpérimenté avait fait une erreur, et il y avait eu un accident sur la ligne.

La petite ville où le train s’était arrêté n’avait pas de surplus de nourriture dans les réfectoires ou les entrepôts. Ce n’était pas une communauté agricole, mais une ville industrielle qui fabriquait du ciment et coulait du béton, construite sur des dépôts limoneux à proximité d’une rivière navigable. Il y avait des jardins maraîchers, mais c’était une ville qui dépendait des transports pour sa nourriture. Si les quatre cent cinquante personnes du train mangeaient, les cent soixante de la ville ne le pourraient plus. Idéalement, ils auraient tous dû partager, manger tous à moitié ou rester tous à moitié affamés. S’il y avait eu cinquante, ou même cent personnes dans ce train, la communauté aurait probablement partagé avec eux au moins une fournée de pain. Mais quatre cent cinquante ! S’ils donnaient quoi que ce soit à tous ces gens, ils n’auraient plus rien pendant des jours. Et après ces jours, le prochain train de vivres allait-il passer ? Et quelle quantité de grain apporterait-il ? Ils ne leur donnèrent rien.

Les passagers, n’ayant déjà rien eu en guise de petit déjeuner ce jour-là, jeûnèrent ainsi pendant soixante heures. Ils ne reçurent de repas que lorsque la voie eut été dégagée et que leur train eut roulé pendant deux cent cinquante kilomètres jusqu’à une gare où un réfectoire avait des stocks réservés aux passagers.

Ce fut la première fois que Shevek connut la faim. Il avait déjà jeûné quelques fois quand il travaillait parce qu’il ne voulait pas se donner la peine de manger, mais il avait toujours eu la possibilité de prendre deux repas complets par jour : ils étaient aussi réguliers que l’aube et le crépuscule. Il n’avait même jamais pensé à ce que cela pourrait être de ne pas les avoir. Personne dans sa société, personne au monde, n’en était privé.

Tandis que la faim grandissait, pendant que le train restait immobile sur la voie de garage entre une carrière poussiéreuse à ciel ouvert et un moulin arrêté, il eut de lugubres pensées sur la réalité de la faim, et sur la possible incapacité de sa société à traverser une famine sans perdre la solidarité qui était sa force. Il était facile de partager quand il y avait assez pour toute la table, même juste assez. Mais quand il n’y avait pas suffisamment ? Alors la force intervenait ; la force qui faisait le droit ; le pouvoir, et son outil, la violence, et son plus fidèle allié, le regard qu’on détourne.