Le ressentiment des passagers envers les gens de cette ville augmenta, mais il était moins inquiétant que le comportement de la population locale – la façon dont ils se cachaient derrière « leurs » murs avec « leurs » biens, en ignorant le train, sans jamais le regarder. Shevek n’était pas le seul passager affligé par tout cela ; une longue discussion courut parmi les wagons arrêtés, des gens y entraient et en sortaient, parlaient et acquiesçaient, chacun sur le même thème général qui accaparait ses pensées. Une descente aux jardins maraîchers fut sérieusement proposée et longuement débattue, et elle aurait pu avoir lieu si le train n’avait pas finalement donné le signal du départ.
Mais quand il pénétra enfin dans la gare suivante, et qu’ils obtinrent un repas – la moitié d’une miche de pain de holum et un bol de soupe – leur mécontentement céda la place à la joie. En arrivant au fond du bol, vous pouviez remarquer qu’il y avait eu très peu de soupe, mais la première cuillerée, la première cuillerée avait été merveilleuse, elle méritait d’avoir jeûné. Tous le reconnurent. Ils remontèrent dans le train en riant et en plaisantant. Ils s’étaient révélés les uns aux autres.
Un autre train prit les passagers pour Abbenay à Mont Équateur et leur fit faire les sept cents derniers kilomètres. Ils arrivèrent en ville très tard, par une nuit venteuse du début d’automne. Minuit approchait ; les rues étaient désertes. Le vent coulait en elles comme une rivière sèche et turbulente. Par-dessus les lampadaires blafards, les étoiles brillaient d’une vive lueur scintillante. La tempête desséchée de l’automne et la passion portèrent Shevek dans les rues, seul dans la ville sombre, courant à moitié pendant les cinq kilomètres séparant la gare du district Nord. Il sauta les trois marches de l’escalier d’entrée, courut au bout du couloir, ouvrit la porte. « Takver ! » dit-il, et le silence lui répondit. Avant d’allumer la lampe, là, dans les ténèbres, dans le silence, d’un seul coup, il apprit ce qu’était la séparation.
Rien ne manquait. Il n’y avait rien pour manquer. Rien sauf Sadik et Takver. Les Occupations de l’Espace Inhabité tournaient doucement, luisant légèrement, près de la porte ouverte.
Il y avait une lettre sur la table. Deux lettres. Une de Takver. Elle était brève : elle avait reçu un poste d’urgence aux Laboratoires du Développement Expérimental des Algues Comestibles dans le Nord-Est, pour une période indéterminée. Elle avait écrit :
En toute conscience, je ne pouvais pas refuser maintenant. Je suis allée leur parler aux bureaux de la Ditrav et j’ai lu le projet envoyé au service écologique de la CPD ; c’est vrai qu’ils ont besoin de moi car j’ai travaillé exactement sur ce cycle algue-ciliés-crevette-kukuri. J’ai demandé à la Ditrav de te donner un poste à Rolny mais bien sûr ils ne s’en occuperont que lorsque tu l’auras demandé également, et si ce n’est pas possible à cause de ton travail à l’Inst. ne le leur demande pas. Après tout, si ça dure trop longtemps, je leur dirai de trouver un autre généticien et je rentrerai ! Sadik va très bien et peut déjà dire uièr pour lumière. Cela ne sera pas très long. Tout, pour la vie, ta sœur, Takver. Oh je t’en prie viens si tu le peux.
L’autre note était griffonnée sur un petit morceau de papier : « Shevek : bureau de Phys. à ton retour. Sabul. »
Shevek arpenta la pièce. La tempête, la force qui l’avait précipité dans les rues de la ville, était toujours en lui. Elle s’était heurtée contre le mur. Il ne pouvait pas aller plus loin, et pourtant il devait bouger. Il regarda dans le placard. Il n’y avait plus que son manteau d’hiver et une chemise que Takver, qui aimait le travail manuel délicat, avait brodée pour lui ; ses quelques vêtements à elle n’étaient plus là. Le paravent était repoussé, laissant voir le berceau vide. La couchette n’était pas faite, mais la couverture orange la recouvrait soigneusement. Shevek revint vers la table, relut la lettre de Takver. Ses yeux se remplirent de larmes de colère. Une colère de déception qui le secoua, une sorte de rage, de pressentiment.
Personne n’était à blâmer. C’était cela le pire. On avait besoin de Takver, on avait besoin d’elle pour lutter contre la faim – sa faim à elle, à lui, à Sadik. La société n’était pas contre eux. Elle était pour eux, avec eux, c’était eux.
Mais il avait dû abandonner son livre, et son amour, et son enfant. Jusqu’à quel point peut-on demander à un homme d’abandonner ?
— Enfer ! dit-il à haute voix.
Le Pravique n’était pas une bonne langue pour jurer. Il est difficile de jurer quand le sexe n’est pas sale et que le blasphème n’existe pas.
— Oh, enfer ! répéta-t-il.
Il chiffonna avec acharnement la petite note de Sabul, puis frappa la table de ses mains serrées, une fois, deux fois, trois fois, cherchant la douleur dans sa passion. Mais il n’y avait rien. Il n’y avait rien à faire et nulle part où aller. Finalement, il ne lui resta plus qu’à défaire le lit, à s’y allonger seul et à s’endormir, sans confort, pour faire de mauvais rêves.
Premier événement du matin : Bunub frappa. Il la reçut dans l’encadrement de la porte et ne s’écarta pas pour la laisser entrer. Elle était leur voisine et logeait au bout du couloir, c’était une femme de cinquante ans, machiniste à l’usine de Moteurs des Véhicules Aériens. Takver s’était toujours bien amusée d’elle, mais elle rendait Shevek furieux. Par exemple, parce qu’elle voulait leur chambre. Elle l’avait réclamée quand elle avait été libre, disait-elle, mais l’inimitié de l’administratrice des logements du bloc l’en avait empêchée. Sa chambre à elle n’avait pas de fenêtre d’angle, objet de son impérissable jalousie. C’était une chambre double, pourtant, et elle y vivait seule, ce qui était égotiste de sa part, étant donné les problèmes de logement ; mais Shevek n’aurait jamais perdu de temps à la désapprouver si elle ne l’y avait pas forcé en s’excusant. Elle expliquait, expliquait. Elle avait un partenaire, un partenaire depuis toujours, « tout comme vous deux », petit sourire. Mais où était ce partenaire ? Elle en parlait toujours au passé. Cependant la chambre double était tout à fait justifiée par la succession d’hommes qui passaient par la porte de Bunub, un homme différent chaque soir, comme si Bunub était une aguichante fille de dix-sept ans. Takver avait remarqué cette procession avec admiration. Bunub venait tout lui raconter sur ces hommes, et se plaignait, se plaignait. Qu’elle n’ait pas la chambre du coin n’était qu’un motif de plainte parmi bien d’autres. Elle avait un esprit à la fois insidieux et irritant, qui pouvait trouver le mal dans n’importe quoi et le nourrir aussitôt. L’usine où elle travaillait était une masse excrémentielle d’incompétence, de favoritisme et de sabotage. Les réunions de son syndicat n’étaient que de bruyantes et méchantes insinuations, toutes dirigées contre elle. L’organisme social tout entier était voué à la persécution de Bunub. Tout ceci faisait rire Takver, éclater de rire parfois. « Oh Bunub, tu es vraiment marrante ! » disait-elle, et l’autre femme, avec ses cheveux grisonnants, sa bouche fine et ses yeux baissés, avait un petit sourire, pas offensée, pas du tout, et continuait sa monstrueuse récitation. Shevek savait que Takver avait raison de rire de tout cela, mais il ne le pouvait pas.