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— Triste époque, dit-il. Hein ? Triste époque !

— Et elle empirera, dit tranquillement Shevek. Comment ça se passe ici ?

— Mal, mal. – Sabul secoua sa tête grisonnante. – C’est une mauvaise époque pour la science pure, pour l’intellect.

— Y en a-t-il jamais eu une bonne ?

Sabul poussa un petit gloussement peu naturel.

— Est-ce qu’il y avait quelque chose pour nous dans la cargaison d’été en provenance d’Urras ? demanda Shevek faisant de la place sur le banc pour pouvoir s’y asseoir.

Il s’assit et croisa les jambes. Sa peau claire était maintenant bronzée et le fin duvet qui couvrait son visage était devenu argenté pendant qu’il travaillait aux champs dans le Plateau Sud. Il paraissait mince, et bien portant, et jeune, comparé à Sabul. Tous les deux étaient conscients de ce contraste.

— Rien d’intéressant.

— Pas de critiques des Principes ?

— Non. – Le ton de Sabul était bourru, comme lui-même.

— Pas de lettres ?

— Non.

— C’est bizarre.

— Qu’est-ce qui est bizarre ? À quoi t’attendais-tu, à recevoir un poste à l’Université de Ieu Eun ? Ou le prix Seo Oen ?

— J’attendais des critiques et des réponses. Il est temps maintenant, dit-il tandis que Sabul déclarait :

— Les critiques n’ont pas encore eu le temps de paraître.

Il y eut une pause.

— Tu dois te rendre compte, Shevek, qu’une simple conviction d’avoir raison n’est pas une justification. Tu as travaillé dur sur ce livre, je sais. J’ai travaillé dur pour le faire éditer, moi aussi, pour essayer de faire comprendre que ce n’était pas simplement une attaque irresponsable de la Théorie Séquentielle, mais qu’il avait des aspects positifs. Mais si d’autres physiciens ne voient pas la valeur de ton travail, alors tu dois commencer à examiner ce que tu considères comme important et voir où est la contradiction. Si ça ne veut rien dire aux autres gens, à quoi cela sert-il ? Quelle est sa fonction ?

— Je suis un physicien, pas un analyste des fonctions, répondit doucement Shevek.

— Tout Odonien doit être un analyste des fonctions. Tu as trente ans, n’est-ce pas ? À cet âge, un homme devrait connaître non seulement sa fonction cellulaire, mais aussi sa fonction organique – savoir quel est son rôle optimum dans l’organisme social. Tu n’as pas eu à penser à tout cela autant que la plupart des gens, peut-être…

— Non. Depuis l’âge de dix ou douze ans, j’ai su quelle sorte de travail j’avais à faire.

— Ce qu’un garçon pense aimer faire n’est pas toujours ce que la société lui demande.

— J’ai trente ans, tu l’as dit. C’est plutôt vieux pour un garçon.

— Tu as atteint cet âge dans un environnement inhabituellement abrité, protégé. D’abord l’Institut Régional du Nord…

— Puis un projet forestier, et des projets agricoles, et une formation pratique, et des comités de blocs, et un travail de volontaire depuis la sécheresse ; la quantité normale de kleggich. Et cela me plaît, en fait. Mais je fais aussi de la physique. Où veux-tu en venir ?

Comme Sabul ne répondait pas mais se contentait de le regarder sous ses gros sourcils luisants, Shevek ajouta :

— Tu ferais mieux de me le dire franchement, parce que tu n’y arriveras pas en voulant faire appel à ma conscience sociale.

— Tu considères le travail que tu as fait ici comme fonctionnel ?

— Oui. « Plus il est organisé, plus l’organisme est central : la centralité signifiant ici le domaine de la fonction réelle. » Les Définitions, de Tomar. Et comme la physique temporelle essaie d’organiser tout ce qui est compréhensible à l’esprit humain, elle est par définition une activité centralement fonctionnelle.

— Elle ne met pas de pain dans la bouche des gens.

— Je viens de passer six décades à aider à réduire la famine. Et quand on me demandera à nouveau, j’y retournerai. En attendant, je fais mon travail. S’il y a à travailler sur la physique, j’ai le droit de le faire.

— Il faut que tu prennes conscience d’un fait, c’est qu’actuellement il n’y a pas de physique à faire. Pas le genre de physique que tu fais. Nous en sommes réduits au sens pratique. – Sabul s’agitait sur sa chaise. Il paraissait maussade et gêné. – Nous avons dû libérer cinq personnes pour de nouveaux postes. Je suis désolé de te dire que tu es du nombre. Voilà.

— Je m’attendais bien à quelque chose de ce genre, dit Shevek, bien qu’il n’eût pas réalisé jusqu’à cet instant précis que Sabul le jetait hors de l’Institut. Dès qu’il l’entendit, cependant, cela lui parut une chose familière ; et il ne donnerait pas à Sabul la satisfaction de paraître ébranlé.

— C’est toute une combinaison de choses qui a travaillé contre toi. La nature obscure, imprécise, de la recherche que tu as faite durant ces dernières années. Plus un certain sentiment, pas nécessairement justifié, mais qui existe chez de nombreux étudiants et professeurs de l’Institut, que ton comportement et ton enseignement reflètent une certaine désaffection, un côté confidentiel, non altruiste. C’est ce qui a été dit à la réunion. J’ai parlé pour toi, bien sûr. Mais je ne suis qu’un syndic parmi bien d’autres.

— Depuis quand l’altruisme est-il une vertu odonienne ? demanda Shevek. Enfin, ça ne fait rien. Je vois ce que tu veux dire.

Il se leva. Il ne pouvait pas rester assis plus longtemps, mais à part cela il se contrôlait parfaitement et parlait d’une voix très naturelle.

— Je suppose que tu ne m’as pas recommandé pour un poste d’enseignement ailleurs.

— À quoi bon ? répondit Sabul, presque mélodieux dans l’auto-disculpation. Personne ne demande de nouveaux professeurs. Les enseignants et les étudiants travaillent côte à côte pour réduire la famine sur toute la planète. Bien sûr, cette crise ne durera pas. Dans un an on se retournera pour la regarder, fiers des sacrifices que nous aurons faits et du travail que nous aurons accompli, tous ensemble, en partageant. Mais pour l’instant…

Shevek se tenait debout, détendu, regardant le ciel uni par la petite vitre rayée. Il y avait en lui un puissant désir de dire enfin à Sabul d’aller en enfer. Mais ce fut une impulsion différente et plus profonde qui trouva les mots.

— En fait, dit-il, tu as probablement raison.

Puis il fit un signe de tête à Sabul et quitta la pièce.

Il prit un omnibus dans le centre ville. Il était pressé. Il suivait un chemin et voulait arriver au bout, il voulait pouvoir s’arrêter. Il se rendit à la Division de l’Attribution Centrale pour demander un poste dans la communauté où s’était rendue Takver.

La Ditrav, avec ses ordinateurs et son énorme travail de coordination, occupait toute une place ; ses bâtiments étaient agréables, imposants selon les standards anarrestis, avec des lignes fines et nettes. À l’intérieur, l’Attribution Centrale avait de hauts plafonds et ressemblait un peu à une grange, pleine de gens et d’activité, les murs étaient couverts d’affiches concernant les postes et les directions à prendre pour se rendre à tel bureau ou tel département pour ceci ou cela. Tandis que Shevek attendait dans une file, il écouta les gens qui le précédaient, un garçon de seize ans et un homme d’une soixantaine d’années. Le garçon était volontaire pour un poste de lutte contre la famine. Il était plein de nobles sentiments, débordant de fraternité, de hardiesse, d’espoir. Il se réjouissait de pouvoir partir, de laisser son enfance derrière lui. Il parlait beaucoup, comme un enfant, d’une voix qui n’était pas encore habituée à sa mue. Liberté, liberté ! La liberté résonnait dans son discours excité, dans chaque mot ; et la voix du vieil homme grommelait et grognait en retour, le taquinant mais sans le menacer, se moquant sans le décourager. La liberté, la capacité d’aller quelque part et de faire quelque chose, c’était la liberté que le vieillard glorifiait et chérissait dans cet enfant, tout en se moquant de sa vanité. Shevek les écouta avec plaisir. Cela le changeait des discussions grotesques de la matinée.