Dès qu’il expliqua où il voulait aller, l’assistante parut embêtée et alla chercher un atlas, qu’elle ouvrit sur la table, entre eux.
— Maintenant, écoute, dit-elle. – C’était une petite femme laide avec des dents qui avançaient ; ses mains étaient rapides et douces sur les pages colorées de l’atlas. – Voilà Rolny, tu vois, la péninsule qui descend dans le nord de la Temae. C’est une énorme langue de sable. Il n’y a absolument rien dessus, à part les laboratoires d’études marines, tout au bout, tu vois ? Ensuite, toute la côte n’est formée que de marécages et de marais salants jusqu’ici, à Harmonie – à mille kilomètres. Et à l’ouest, c’est la Lande Côtière. L’endroit le plus près de Rolny où tu pourrais aller, ce serait une ville des montagnes. Mais ils ne demandent pas de postes d’urgence là-bas ; ils se suffisent à eux-mêmes. Bien sûr, tu pourrais y aller quand même, ajouta-t-elle d’un ton légèrement différent.
— C’est trop loin de Rolny, dit-il en regardant la carte, remarquant dans les montagnes du Nord-Est le nom de la petite ville isolée où Takver avait grandi, Vallée Ronde. Est-ce qu’ils n’ont pas besoin d’un gardien aux laboratoires d’études marines ? D’un statisticien ? De quelqu’un pour nourrir les poissons ?
— Je vais vérifier.
Le réseau humain/électronique de la Ditrav était organisé avec une remarquable efficacité. Cela ne prit pas cinq minutes à l’assistante pour que l’information désirée soit tirée de l’énorme masse de celles qui entraient et sortaient, et qui concernaient chaque travail effectué, chaque place désirée, chaque travailleur demandé, et la priorité de chacun dans l’économie générale de la société.
— Ils viennent de combler un poste d’urgence – c’est la partenaire, n’est-ce pas ? Ils ont tout le personnel nécessaire, quatre techniciens et un pêcheur expérimenté. L’équipe est au complet.
Shevek posa ses coudes sur la table et baissa la tête pour la gratter, un geste d’embarras et de défaite masqué par la conscience.
— Eh bien, dit-il, je ne sais pas quoi faire.
— Écoute, frère, quelle est la durée du poste de la partenaire ?
— Indéfinie.
— Mais c’est un travail de prévention contre la famine, pas vrai ? Ça ne va pas continuer toujours comme ça. Ce n’est pas possible ! Il pleuvra, cet hiver.
Il leva les yeux vers le visage sérieux, compatissant et disgracieux de la femme. Il sourit un peu, car il ne pouvait pas laisser sans réponse son effort pour lui redonner de l’espoir.
— Vous vous retrouverez. Mais pour l’instant…
— Oui. Pour l’instant, dit-il.
Elle attendit sa décision.
C’était à lui de la prendre ; et les options étaient innombrables. Il pouvait rester à Abbenay et organiser des cours de physique s’il trouvait des étudiants volontaires. Il pouvait aller à la Péninsule de Rolny et vivre avec Takver sans avoir aucun poste dans la station de recherche. Il pouvait vivre n’importe où et ne rien faire d’autre que se lever deux fois par jour pour aller manger au réfectoire le plus proche. Il pouvait faire ce qu’il voulait.
L’identité des mots « travail » et « jeu » en Pravique avait bien sûr une forte signification éthique. Odo avait vu le danger d’un moralisme rigide résultant de l’emploi du mot « travail » dans son système analogique : les cellules devaient travailler ensemble, le travail optimum de l’organisme, le travail de chaque élément, et ainsi de suite. La coopération et la fonction, les concepts essentiels de l’Analogie impliquaient tous deux le travail. La preuve de la réussite d’une expérience, qu’il s’agisse de vingt éprouvettes ou de vingt millions de personnes sur la Lune, c’était simplement : est-ce que le travail se fait ? Est-ce que cela fonctionne ? Odo avait vu le piège moral. « Le saint n’est jamais occupé », avait-elle dit, peut-être avec envie.
Mais l’être social ne fait jamais ses choix tout seul.
— Eh bien, dit Shevek, je reviens juste d’un poste de lutte contre la famine. Il n’y a rien d’autre qui a besoin d’être fait ?
L’assistante lui lança un regard de sœur aînée, incrédule mais indulgente.
— Il y a environ sept cents appels urgents affichés dans cette pièce, dit-elle. Lequel désires-tu ?
— Il n’y a rien qui demande des connaissances en mathématiques ?
— Ce sont surtout des travaux manuels et agricoles. Tu connais la mécanique ?
— Pas très bien.
— Eh bien, il y a un poste de coordinateur des travaux. Cela demande évidemment quelqu’un qui sait bien calculer. Qu’est-ce que tu en dis ?
— D’accord.
— C’est dans le Sud-Ouest, dans la Poussière, tu sais.
— J’ai déjà été dans la Poussière. De plus, comme tu l’as dit, il pleuvra bien un jour…
Elle acquiesça en souriant et tapa sur la fiche de la Ditrav : DE Abbenay ; NO Inst Cent Sci, A Coude, SO, coord trav, usine phosphate no 1 : POSTE URG : 5-1-3-165 – indéfinie.
Chapitre IX
Urras
Shevek fut réveillé par les cloches de la chapelle qui carillonnaient les Primes pour le service religieux du matin. Chaque note était comme un coup frappé sur son crâne. Il se sentait tellement malade et tremblant qu’il fut même incapable de s’asseoir pendant un long moment. Il réussit quand même à se traîner dans la salle de bains et à prendre un long bain froid, qui lui fit passer son mal de tête ; mais son corps tout entier continuait à lui sembler étrange – à lui sembler, d’une certaine façon, mauvais. Quand il fut à nouveau capable de penser, des fragments et des instants de la nuit précédente lui revinrent à l’esprit, des petites scènes de la réception chez Vea, nettes et insensées. Il essaya de ne pas y penser, ce qui eut pour effet de l’empêcher de penser à autre chose. Tout, tout devenait exécrable. Il s’assit à son bureau et resta là pendant une demi-heure, les yeux perdus dans le vague, immobile, tout à fait pitoyable.
Il avait été embarrassé assez souvent, et s’était alors considéré comme un idiot. Jeune homme, il avait souffert de cette impression que les autres le trouvaient bizarre, différent d’eux ; durant ces dernières années, il avait ressenti, les ayant délibérément attirés, la colère et le mépris d’un grand nombre de ses compagnons sur Anarres. Mais il n’avait jamais réellement accepté leur jugement. Il ne s’était jamais senti honteux.
Il ne savait pas que cette humiliation qui le paralysait était une conséquence chimique de l’ivresse, comme le mal de tête. Cependant, même s’il l’avait su, cela n’aurait pas fait grande différence pour lui. La honte – cette sensation d’être indigne et fâché avec soi-même – était pour lui une révélation. Il voyait avec une nouvelle clarté, une clarté hideuse ; et il voyait bien plus loin que ces souvenirs incohérents de la fin de la soirée chez Vea. Ce n’était pas seulement cette pauvre Vea qui l’avait trahi. Ce n’était pas seulement l’alcool qu’il avait essayé de vomir ; c’était tout le pain qu’il avait mangé sur Urras.
Il posa ses coudes sur le bureau et se prit la tête entre les mains, en pressant sur ses tempes, dans la position contractée de la douleur ; et il regarda sa vie à la lumière de la honte.