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Sur Anarres il avait choisi, contre les attentes de sa société, de faire le travail qu’il était voué à accomplir individuellement. Le faire, c’était se rebeller : risquer son individualité pour le bien de sa société.

Ici, sur Urras, l’acte de rébellion était un luxe, un privilège. Être physicien en A-Io n’était pas servir la société, ni l’humanité, ni la vérité, mais l’État.

La première nuit, dans cette pièce, il leur avait demandé d’un air défiant et curieux : « Qu’allez-vous faire de moi ? » Il savait maintenant ce qu’ils avaient fait de lui. Chifoilisk le lui avait dit clairement. Ils le possédaient. Il avait pensé marchander avec eux, une très naïve notion anarchiste. L’individu ne peut pas marchander avec l’État. L’État ne reconnaît d’autre monnaie que la puissance : et il frappe cette monnaie lui-même.

Il voyait maintenant – en détail, point par point depuis le début – qu’il avait commis une erreur en venant sur Urras ; sa première grosse erreur, qui allait probablement lui peser pour le reste de sa vie. Quand il s’en fut aperçu, quand il eut récapitulé toutes les preuves de cette erreur, qu’il avait repoussées et niées durant des mois – et cela lui prit longtemps, assis là, immobile, devant son bureau – jusqu’à cette dernière scène ridicule et abominable avec Vea, et quand il l’eut revécue et eut senti son visage rougir au point que ses oreilles en bourdonnent : alors ce fut fini. Même dans ce flot de larmes post-alcoolique, il ne ressentit aucune culpabilité. Tout cela était fait, maintenant, et la question qui se posait à présent était : que devait-il faire ? S’étant mis lui-même en prison, comment pouvait-il agir en homme libre ?

Il ne ferait pas de physique pour les politiciens. C’était clair, maintenant.

Mais s’il s’arrêtait de travailler, le laisseraient-ils rentrer chez lui ?

À ce moment, il prit une profonde inspiration et leva la tête, regardant sans le voir le paysage vert et lumineux qui s’étendait sous la fenêtre. C’était la première fois qu’il se permettait de penser au retour comme à une véritable possibilité. Cette pensée menaça de briser les portes et fit jaillir en lui un puissant désir. Parler en Pravique, parler à des amis, voir Takver, Pilun, Sadik, toucher la poussière d’Anarres…

Ils ne le laisseraient pas partir. Il n’avait pas payé son voyage. Et il ne pouvait pas non plus se permettre de partir : d’abandonner et de s’enfuir.

Assis dans la lumière vive du matin, il frappa délibérément et violemment ses mains contre le bord du bureau, deux fois, trois fois ; son visage restait calme et paraissait pensif.

— Où vais-je ? dit-il à haute voix.

On frappa à la porte. Efor entra avec le plateau du petit déjeuner et les journaux du matin.

— Entré à six heures habitude mais rattrapiez votre sommeil, déclara-t-il, préparant le petit déjeuner avec une admirable rapidité.

— Je me suis saoulé la nuit dernière, dit Shevek.

— Ce n’est bien que tant que ça dure, répondit Efor. C’est tout, monsieur ? Très bien.

Et il sortit avec la même rapidité, en saluant Pae qui arrivait au même instant.

— Je ne voulais pas vous ennuyer pendant votre petit déjeuner ! Je reviens de la chapelle, je passais comme cela.

— Asseyez-vous. Prenez donc un peu de chocolat.

Shevek était incapable de déjeuner si Pae ne faisait pas au moins semblant de manger avec lui. Pae prit un petit pain au miel et l’émietta plus ou moins sur une assiette. Shevek se sentait toujours un peu tremblant, mais il avait maintenant très faim, et il attaqua son petit déjeuner avec enthousiasme. Pae semblait avoir plus de mal que d’habitude à entamer la conversation.

— Vous recevez toujours ces torchons ? demanda-t-il enfin d’une voix amusée en touchant les journaux pliés qu’Efor avait posés sur la table.

— Efor les a apportés.

— Vraiment ?

— Je le lui avais demandé, ajouta Shevek, en lançant vers Pae un bref regard d’évaluation. Ils élargissent ma compréhension de votre pays. Je m’intéresse à vos classes inférieures. La plupart des Anarrestis étaient issus des classes inférieures.

— Oui, bien sûr, répondit le jeune homme, acquiesçant d’un air respectueux, puis il mangea une bouchée du petit pain au miel. Je crois que je prendrais bien un peu de chocolat, finalement, ajouta-t-il, et il agita la clochette posée sur le plateau.

Efor apparut à la porte.

— Une autre tasse, dit Pae sans se retourner. Eh bien, monsieur, nous avions envisagé quelques nouvelles sorties pour vous, maintenant que le temps redevient beau, et nous pensions vous montrer un peu plus de notre pays. Peut-être même une visite à l’extérieur. Mais je crains que cette maudite guerre n’ait mis fin à tous ces projets.

Shevek regarda le titre principal du premier journal : IO ET THU S’OPPOSENT PRÈS DE LA CAPITALE BENBILIE.

— Il y a des nouvelles plus récentes au téléfax, dit Pae. Nous avons libéré la capitale. Le Général Havevert a réintégré son poste.

— Alors la guerre est finie ?

— Pas tant que Thu occupera les deux provinces occidentales.

— Je vois. Et votre armée et celle de Thu continueront à se battre au Benbili. Mais pas ici ?

— Non. Non. Ce serait pure folie pour eux de nous envahir, ou pour nous de les attaquer. Nous avons dépassé l’époque de la barbarie où la guerre était portée au cœur même des grandes civilisations ! L’équilibre du pouvoir est maintenu par cette sorte d’actions de police. Cependant, nous sommes officiellement en guerre. Et je crains que toutes les ennuyeuses vieilles restrictions reprennent effet.

— Des restrictions ?

— Les recherches effectuées au Collège de la Science Noble ont été classées confidentielles, pour commencer. Mais ce n’est vraiment qu’un coup de tampon du gouvernement. Et parfois un délai supplémentaire pour pouvoir faire publier un article si les grands chefs pensent qu’il peut être dangereux parce qu’ils ne le comprennent pas !… Et les déplacements sont limités, particulièrement pour vous et pour les autres non nationaux qui résident ici, j’en ai peur. Tant que durera l’état de guerre, je crois que vous ne pourrez pas quitter le campus sans l’accord du Chancelier. Mais ne faites pas attention à tout ça. Je peux vous faire sortir d’ici quand vous le voudrez sans passer par tous ces embêtements.

— Vous avez les clefs, dit Shevek, avec un sourire ingénu.

— Oh, je suis spécialiste en la matière. J’adore contourner les lois et duper les autorités. Peut-être suis-je un anarchiste naturel, hein ? Où diable est ce vieil idiot que j’ai envoyé chercher une tasse ?

— Il a dû descendre en chercher une aux cuisines.

— Il n’a pas besoin de la journée pour ça. Enfin, je ne vais pas attendre. Je ne veux pas accaparer ce qui vous reste de la matinée. Au fait, avez-vous lu le dernier Bulletin de la Fondation pour la Recherche Spatiale ? Ils ont imprimé les projets de Reumere pour l’ansible.

— L’ansible ?

— C’est ce qu’il appelle un appareil de communication instantanée. Il dit que si les temporalistes – c’est vous, bien sûr – trouvent les équations de l’inertie temporelle, les ingénieurs – c’est lui – pourront construire ce sacré engin, le tester, et prouver ainsi en quelques mois ou quelques semaines la validité de la théorie.

— Les ingénieurs sont eux-mêmes la preuve de l’existence de la réversibilité causale. Vous pouvez constater que Reumere a construit l’effet avant que je n’aie fourni la cause.

Il sourit à nouveau, un peu moins ingénument. Dès que Pae eut fermé la porte derrière lui, Shevek se leva soudainement.