Il avait tâtonné pour agripper la certitude, comme si c’était quelque chose qu’on pouvait posséder. Il avait demandé une sécurité, une garantie, que l’on n’accorde pas, et qui, si elle est accordée, devient une prison. En admettant simplement la validité d’une coexistence réelle, il était libre d’utiliser la séduisante géométrie de la relativité ; et il lui serait alors possible d’aller de l’avant. La prochaine étape était tout à fait claire. La coexistence de la succession pouvait être résolue par une série de transformations saebiennes ; considérées de la sorte, la successivité et la présence ne présentaient aucun caractère antithétique. L’unité fondamentale des points de vue de la Séquence et de la Simultanéité devenait évidente ; le concept d’intervalle servait à relier les aspects statique et dynamique de l’univers. Comment avait-il pu fixer ainsi la réalité pendant dix ans sans la voir ? Il n’aurait aucun problème pour continuer. En vérité, il avait déjà continué. Il y était. Dans ce premier regard apparemment accidentel sur la méthode, qui lui avait été donné par sa compréhension d’un échec dans un lointain passé, il vit tout ce qui allait suivre. Le mur était abattu. La vision était à la fois claire et totale. Ce qu’il voyait était simple, plus simple que toute autre chose. C’était la simplicité : qui contenait en elle toute complexité, toute promesse. C’était la révélation. C’était la route dégagée, le chemin du retour, la lumière.
Son esprit fut comme un enfant qui sort en courant dans l’éclat du soleil. Il n’y avait pas de fin, pas de fin…
Et pourtant, dans ce soulagement et ce bonheur immense, il fut secoué par la peur ; ses mains tremblèrent et ses yeux se remplirent de larmes comme s’il avait regardé directement le soleil. Après tout, la chair n’est pas transparente. Et il est étrange, excessivement étrange, de découvrir qu’une vie vient d’être remplie.
Pourtant il continua à regarder et à aller de l’avant avec cette même joie enfantine jusqu’à ce que, tout d’un coup, il soit incapable de continuer ; il revint en arrière et, en regardant autour de lui à travers ses larmes, il vit que la pièce était sombre et que les hautes fenêtres étaient remplies d’étoiles.
Le moment était passé ; il le vit s’en aller, mais n’essaya pas de s’y accrocher. Il savait qu’il en était une partie, et non ce moment une partie de lui. Shevek était sous sa garde.
Au bout d’un instant, il se leva en tremblant et alluma la lampe. Il se promena un peu dans la pièce, touchant des choses, la reliure d’un livre, l’ombre d’une lampe, content d’être de retour parmi ces objets familiers, de retour dans son propre monde – car à cet instant la différence entre les deux planètes, entre Urras et Anarres, n’avait pas plus d’importance à ses yeux que la différence entre deux grains de sable sur une plage. Il n’y avait plus d’abysses, plus de murs. Il n’y avait plus d’exil. Il avait vu les fondations de l’univers, et elles étaient solides.
Il pénétra dans la chambre, marchant lentement et titubant un peu, et se laissa tomber sur le lit sans même se déshabiller. Il resta allongé là, les bras repliés derrière la tête, prévoyant occasionnellement ou préparant tel ou tel détail du travail qu’il avait à faire, plongé dans une gratitude délicieuse et solennelle, qui se transforma graduellement en une rêverie sereine, puis en sommeil.
Il dormit durant dix heures, et se réveilla en pensant aux équations qui exprimeraient le concept de l’intervalle. Il gagna son bureau et se mit à travailler sur ces équations. Il avait un cours cet après-midi-là, et il s’y rendit ; il prit son dîner au réfectoire des Aînés et y discuta avec ses collègues du temps qu’il faisait, de la guerre, et de choses diverses. Il fut incapable de dire s’ils avaient remarqué en lui le moindre changement, car il n’était pas réellement conscient de leur présence. Il revint dans sa chambre et se mit à travailler.
Les Urrastis comptaient vingt heures dans une journée. Pendant huit jours, il passa entre douze et seize heures par jour à son bureau, ou à marcher dans la pièce, ses yeux clairs souvent tournés vers les fenêtres, au-delà desquelles brillaient le chaud soleil du printemps, ou bien les étoiles et la Lune brune et lointaine.
En entrant avec le plateau du petit déjeuner, Efor le trouva allongé sur le lit, à demi dévêtu, les yeux fermés, parlant dans une langue étrangère. Il le réveilla. Shevek sortit de son sommeil avec un sursaut convulsif, se leva et tituba jusqu’à l’autre pièce, jusqu’au bureau, qui était parfaitement vide ; il regarda l’ordinateur, dont la mémoire avait été effacée, puis resta là comme un homme qui a reçu un coup sur la tête et ne le sait pas encore. Efor réussit à le faire s’allonger de nouveau, et dit :
— De la fièvre, monsieur. J’appelle un docteur ?
— Non !
— Sûr, monsieur ?
— Non ! Ne laissez entrer personne. Dites que je suis malade, Efor.
— Alors ils vont sûrement chercher un docteur. Je peux dire vous travaillez toujours, monsieur. Cela leur plaît.
— Verrouillez la porte en sortant, dit Shevek.
Son corps de chair l’avait laissé tomber ; il était faible et épuisé, tourmenté, affolé. Il avait peur de Pae, d’Oiie, d’une perquisition de la police. Tout ce qu’il avait entendu, lu, à moitié compris au sujet de la police urrastie, la police secrète, lui revint nettement à la mémoire, horrible, comme lorsqu’un homme qui admet enfin sa maladie se souvient de tout ce qu’il a lu sur le cancer. Il leva les yeux vers Efor dans une détresse fiévreuse.
— Vous pouvez me faire confiance, dit l’homme à sa façon soumise, rapide et grimaçante.
Il apporta un verre d’eau à Shevek et sortit, le verrou de la porte extérieure cliqueta derrière lui.
Il s’occupa de Shevek durant les deux jours qui suivirent, avec un tact qui ne venait pas de sa formation de serviteur.
— Vous auriez dû être docteur, Efor, dit Shevek, quand sa faiblesse fut réduite à une simple lassitude corporelle, pas déplaisante.
— C’est ce que dit ma vieille. Elle veut jamais quelqu’un d’autre s’occupe d’elle quand elle est patraque. Elle dit : « Tu sais y faire. » Et je crois c’est vrai.
— Vous ne vous êtes jamais occupé des malades ?
— Non, monsieur. Je veux rien avoir à faire avec les hôpitaux. Pas marrant, le jour où je vais mourir dans un de ces trous à peste.
— Les hôpitaux ? Qu’est-ce qu’ils ont de mal ?
— Rien, monsieur, pas ceux où vous pouvez être emmené si vous allez plus mal, répondit Efor avec gentillesse.
— Quel genre d’hôpitaux, alors ?
— Les nôtres. Sales. Comme un trou du cul d’éboueur, dit Efor, sans violence, mais descriptif. Vieux. La gosse est morte dans un de ces hôpitaux. Il y a des trous dans le plancher, de gros trous, on y voit les poutres. J’ai dit : « Comment ça se fait ? » Et j’ai vu, c’est des rats qui sortent des trous, juste dans les lits. Ils disent : « C’est un vieux bâtiment, c’est un hôpital depuis six cents ans. » Ça s’appelle « La Maison de la Divine Harmonie pour les Pauvres. » C’est un merdier, voilà ce que c’est.
— C’est votre enfant qui est morte à l’hôpital ?
— Oui, monsieur, ma fille Laia.
— De quoi est-elle morte ?
— Une valvule du cœur qui ne marchait pas bien. Qu’ils disent. Elle n’a pas grandi beaucoup. Deux ans quand elle est morte.
— Vous avez d’autres enfants ?
— Pas vivants. Trois sont nés. Dur pour la vieille. Mais maintenant elle dit : « Oh, eh bien comme ça, on a pas à se faire du souci à cause d’eux, c’est aussi bien, après tout ! » Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous, monsieur ?