Le soudain retour à la syntaxe réservée à la classe supérieure fit sursauter Shevek ; il dit d’une voix impatiente :
— Oui ! Continuez à parler.
Parce qu’il avait commencé à parler spontanément, ou parce qu’il n’était pas bien et voulait se changer un peu les idées, Efor ne se raidit pas cette fois-ci.
— J’ai pensé à devenir médic dans l’armée, une fois, dit-il, mais ils m’ont eu avant. L’incorporation. Ils ont dit : « Infirmier, tu es infirmier. » Alors je l’ai été. C’est une bonne formation, infirmier. Dès que je suis sorti de l’armée, j’ai trouvé une place au service d’un monsieur bien.
— Vous auriez pu recevoir une formation de médic, dans l’armée ?
Et la conversation continua. C’était difficile de suivre pour Shevek, à la fois à cause de la langue et du sujet. On lui parlait de choses qu’il ne connaissait pas. Il n’avait jamais vu de rat, ni de caserne, ni d’asile d’aliénés, ni d’hospice, ni de maisons de prêts, ni d’exécution, ni de voleur, ni de maisons de rapport, ni de percepteur, ni d’homme qui voulait travailler et ne parvenait pas à trouver du travail, ni de bébé mort dans un fossé. Toutes ces choses, dans les souvenirs d’Efor, paraissaient être communes, ou plutôt être des horreurs communes. Shevek devait faire appel à son imagination et rassembler toutes les bribes de connaissance qu’il avait sur Urras pour parvenir à les comprendre. Et pourtant elles lui étaient familières, mais différemment de tout ce qu’il avait vu jusqu’ici, et il les comprenait.
C’était cette Urras dont on lui avait parlé à l’école, sur Anarres. C’était le monde d’où s’étaient enfuis ses ancêtres, préférant la faim, le désert et l’exil. C’était le monde qui avait formé l’esprit d’Odo et qui l’avait emprisonnée pendant huit ans pour en avoir parlé. C’était la souffrance humaine dans laquelle prenaient racine les idéaux de sa société, la terre d’où ils jaillissaient.
Ce n’était pas « la véritable Urras ». La dignité et la beauté de la chambre dans laquelle il se trouvait avec Efor étaient aussi réelles que la crasse où Efor était né. Pour lui, la pensée ne devait pas nier une réalité au profit d’une autre, mais les inclure et les relier. Ce n’était pas facile.
— Paraissez encore fatigué, monsieur, dit Efor. Mieux de vous reposer.
— Non, je ne suis pas fatigué.
Efor l’observa un moment. Quand Efor fonctionnait en tant que serviteur, son visage ridé, rasé de près, était parfaitement inexpressif ; mais durant l’heure qui venait de s’écouler, Shevek l’avait vu subir des changements extraordinaires, passant par la rudesse, l’humour, le cynisme et la douleur. Maintenant son expression était sympathique mais distante.
— Différent de là d’où vous venez, dit Efor.
— Très différent.
— Personne n’est jamais sans travail, là-haut.
Il y avait dans sa voix une faible trace d’ironie, ou d’interrogation.
— Non.
— Et personne n’a jamais faim ?
— Personne n’a faim pendant qu’un autre mange.
— Ah.
— Mais nous avons eu faim. Nous avons été affamés. Il y a eu une famine, vous savez, il y a huit ans. J’ai connu une femme qui a tué son bébé, à ce moment, parce qu’elle n’avait plus de lait, et il n’y avait rien d’autre, rien d’autre à lui donner. Ce n’est pas… tout lait et tout miel sur Anarres, Efor.
— Je n’en doute pas, monsieur, dit Efor, avec un de ses curieux retours à une forme polie. Puis il ajouta dans une grimace, écartant ses lèvres de ses dents : mais quand même, il n’y a aucun d’eux là-haut !
— Aucun d’eux ?
— Vous savez, Monsieur Shevek. Comme vous l’avez dit une fois. Les possédants.
Atro passa le voir le soir suivant. Pae avait dû être à l’affût, car il entra quelques minutes après qu’Efor ait introduit le vieil homme et demanda des nouvelles de l’indisposition de Shevek, avec une compassion pleine de charme.
— Vous avez travaillé trop durement ces dernières semaines, monsieur, dit-il. Vous ne devriez pas vous surmener comme cela.
Il ne s’assit pas, et partit très vite ; question de politesse. Atro continua à parler de la guerre du Benbili, qui devenait, comme il l’expliqua, « une opération de grande envergure ».
— Les gens qui se trouvent dans ce pays approuvent-ils cette guerre ? demanda Shevek, interrompant un discours sur la stratégie.
Il avait été stupéfié par l’absence de jugement moral des journaux de millets sur ce sujet. Ils avaient abandonné leur excitation forcenée ; leur discours était souvent exactement le même que celui des bulletins du téléfax publiés par le gouvernement.
— Approuver ? Vous ne pensez pas que nous allons nous aplatir et laisser ces maudits Thuviens nous marcher dessus ? C’est notre statut de puissance mondiale qui est en jeu !
— Mais je voulais dire les gens, pas le gouvernement. Les… les gens qui doivent se battre.
— Qu’est-ce qu’ils ont à voir là-dedans ? Ils ont l’habitude des conscriptions de masse. Ils sont là pour ça, mon cher ami ! Pour combattre afin de protéger leur pays. Et laissez-moi vous dire, il n’y a pas de meilleur soldat sur terre que le soldat ioti, une fois qu’il est dressé à obéir aux ordres. En temps de paix, il peut afficher un pacifisme sentimental, mais le grain est là, sous l’écorce. Le simple soldat a toujours été notre plus grande ressource en tant que nation. C’est comme ça que nous sommes devenus des patrons sur cette planète.
— En escaladant des piles d’enfants morts ? dit Shevek, mais sa voix fut étouffée par la colère, ou peut-être par une répugnance inavouée à blesser les sentiments du vieil homme, et Atro n’entendit rien.
— Non, continua Atro, vous verrez que l’esprit du peuple est dur comme de l’acier quand le pays est en danger. Quelques agitateurs de populace crient très fort à Nio et dans les villes industrielles, entre les guerres, mais il est beau de voir comme les gens serrent les rangs quand le drapeau est en danger. Vous ne voulez pas y croire, je sais. L’ennui avec l’Odonisme, vous savez, mon cher ami, c’est qu’il est efféminé. Il ignore le côté viril de la vie. « Sang et acier, éclats de la bataille », comme l’a dit le poète. L’Odonisme ne comprend pas le courage – l’amour du drapeau.
Shevek resta silencieux pendant une minute ; puis il dit avec douceur :
— C’est peut-être vrai, en partie. Au moins, nous n’avons pas de drapeaux.
Quand Atro fut parti, Efor entra pour reprendre le plateau du dîner. Shevek l’arrêta, puis s’approcha de lui en lui disant : « Excusez-moi, Efor », et il posa un morceau de papier sur le plateau. Il avait écrit dessus : « Y a-t-il un microphone dans cette salle ? »
Le serviteur pencha la tête et le lut, lentement, puis il montra des yeux la cheminée de l’âtre.
« Dans la chambre ? » demanda Shevek de la même façon.
Efor secoua la tête, posa le plateau, et suivit Shevek dans la chambre. Il ferma la porte derrière lui sans faire de bruit, comme un bon serviteur.
— Découvert celui-là le premier jour, en époussetant, dit-il avec un sourire qui approfondissait les rides de son visage.
— Il n’y en a pas ici ?
Efor haussa les épaules.
— Jamais trouvé. On peut faire couler l’eau de la salle de bains, monsieur, comme dans les histoires d’espions.
Ils se rendirent dans le magnifique temple d’or et d’ivoire qu’étaient les toilettes. Efor ouvrit les robinets et examina les murs.