— Non, dit-il. Je pense pas. Une caméra espion, je remarquerais. J’en ai trouvé quand je travaille pour un homme à Nio, une fois. On peut plus les rater quand on en a vu.
Shevek tira un autre morceau de papier de sa poche et le montra à Efor.
— Savez-vous d’où vient ceci ? lui demanda-t-il.
C’était la note qu’il avait trouvée dans son manteau, « Venez avec nous qui sommes vos frères ».
Après un moment – il lisait lentement, en remuant les lèvres – Efor dit :
— Je ne sais pas d’où ça vient.
Shevek fut déçu. Il lui avait semblé qu’Efor était dans une excellente position pour glisser quelque chose dans la poche de son « maître ».
— Je sais de qui ça vient. Dans un sens.
— De qui ? Comment puis-je les joindre ?
Une autre pause.
— C’est dangereux, Monsieur Shevek.
Efor alla augmenter le débit de l’eau qui coulait des robinets.
— Je ne veux pas vous impliquer dans cette histoire. Si vous pouviez seulement me dire… me dire où aller. Qui je dois demander. Rien qu’un nom.
Une pause encore plus longue. Le visage d’Efor parut tendu, crispé.
— Je ne… commença-t-il, et il s’arrêta. Puis il dit soudain d’une voix très basse : Écoutez, Monsieur Shevek, Dieu sait qu’ils voudraient vous avoir, nous avons besoin de vous, mais écoutez, vous savez pas ce que c’est. Comment allez-vous vous cacher ? Un homme comme vous ? Avec votre silhouette ? Ici, c’est un piège, mais c’est un piège partout. Vous pouvez vous enfuir, mais vous pouvez pas vous cacher. Je sais pas quoi vous dire. Vous donner des noms, bien sûr. Demandez à n’importe quel Nioti, il vous dit où aller. Nous en avons vraiment assez. Nous avons besoin de respirer. Mais vous allez vous faire prendre, on va vous tirer dessus, alors que vous dire ? J’ai travaillé huit mois pour vous, et j’en suis venu à bien vous aimer. À vous admirer. Ils me demandent tout le temps. Je dis : « Non. Laissez-le repartir chez lui, où les gens sont libres. Laissons partir quelqu’un libre de cette sacrée prison dans laquelle nous vivons ! »
— Je ne peux pas repartir. Pas encore. Je veux rencontrer ces gens.
Efor resta silencieux. Peut-être fût-ce son habitude de serviteur, de quelqu’un qui obéit, qui le fit acquiescer finalement de la tête et murmurer :
— Tuio Maedda, c’est lui que vous devez voir. Ruelle Plaisante dans la Vieille Ville. L’épicerie.
— Pae dit que je n’ai pas le droit de quitter le campus. Ils peuvent m’arrêter s’ils me voient prendre le train.
— En taxi, peut-être, dit Efor. Je vous en appelle un, vous avez qu’à descendre l’escalier. Je connais Kae Oimon à la station. Il est malin. Mais je sais pas.
— D’accord. Tout de suite. Pae vient de sortir, il m’a vu, il pense que je reste parce que je suis malade. Quelle heure est-il ?
— Sept heures et demie.
— Si je pars maintenant, j’ai toute la nuit pour trouver où aller. Appelez le taxi, Efor.
— Je vais vous faire un paquet, monsieur…
— Un paquet de quoi ?
— Vous aurez besoin de vêtements…
— J’en ai déjà sur moi ! Allez.
— Vous ne pouvez pas sortir sans rien, protesta Efor. – Cela le rendait inquiet et l’embarrassait plus que tout autre chose. – Vous avez de l’argent ?
— Oh… oui. Je vais prendre ça.
Shevek était déjà en route, Efor se gratta la tête, l’air maussade et obstiné, mais alla jusqu’au téléphone du couloir pour appeler un taxi. Il revint trouver Shevek qui attendait devant la porte d’entrée, et qui avait mis son manteau.
— Vous pouvez descendre, dit Efor, à contrecœur. Kae sera à la porte de derrière dans cinq minutes. Dites-lui de sortir par la Rue du Bosquet, où il y a pas de vérification comme à la porte principale. Ne prenez pas la porte principale, ils vous y arrêteraient à coup sûr.
— Allez-vous être puni pour cela, Efor ?
Ils murmuraient tous les deux.
— Je sais pas vous êtes parti. Demain matin, je dis vous êtes pas encore levé. Vous dormez. Je les retiens un moment.
Shevek le prit par les épaules, l’embrassa, lui serra la main.
— Merci, Efor !
— Bonne chance, dit l’homme, déconcerté.
Shevek était déjà parti.
Durant la coûteuse journée avec Vea, Shevek avait dépensé presque tout son argent liquide, et la course en taxi jusqu’à Nio lui coûta dix unités de plus. Il descendit à une importante station de métro et en utilisant son plan se rendit en métro jusqu’à Vieille Ville, une partie de la cité qu’il n’avait encore jamais vue. La Ruelle Plaisante n’était pas sur la carte, et il sortit du train à l’arrêt principal de la Vieille Ville. Quand il quitta la spacieuse station de marbre pour sortir dans la rue, il s’arrêta déconcerté. Cela ne ressemblait pas à Nio Esseia.
Il tombait une pluie fine et brumeuse, et il faisait plutôt sombre ; il n’y avait pas d’éclairage. Les lampadaires étaient là, mais les ampoules n’étaient pas allumées, ou étaient brisées. Des lueurs jaunes apparaissaient ici et là, à travers des volets fermés. Au bout de la rue, de la lumière sortait d’une porte ouverte autour de laquelle se tenait un groupe d’hommes qui parlaient fort. Le trottoir, luisant de pluie, était jonché de morceaux de papier et de détritus. Les vitrines des boutiques, pour autant qu’il pouvait les distinguer, étaient basses, et protégées par de lourds volets de métal ou de bois, sauf une qui avait brûlé et restait noire et nue, avec des morceaux de verre encore coincés dans les encadrements des vitres brisées. Des gens passaient, ombres silencieuses et pressées.
Une vieille femme montait les marches derrière lui, et il se tourna vers elle pour lui demander le chemin. Dans la lumière du globe jaune qui indiquait l’entrée du métro, il vit clairement son visage : pâle et ridé, avec le regard mort et hostile de la fatigue. De grosses boucles d’oreilles en verre rebondissaient sur ses joues. Elle montait difficilement les marches, courbée par la fatigue ou l’arthrite ou une quelconque difformité de la colonne vertébrale. Mais elle n’était pas vieille, comme il l’avait pensé ; elle n’avait même pas trente ans.
— Pouvez-vous me dire où se trouve la Ruelle Plaisante ? demanda-t-il en bégayant. Elle le regarda avec indifférence, accéléra son pas en arrivant en haut des marches, et sortit sans un mot.
Il descendit la rue, au hasard. L’excitation provoquée par sa décision soudaine de s’enfuir de Ieu Eun s’était transformée en inquiétude, en un sentiment d’être poursuivi, pourchassé. Il évita le groupe d’hommes qui se tenaient près de la porte, son instinct l’avertissant que l’étranger solitaire ne devait pas approcher ce genre de groupe. Quand il aperçut un homme qui marchait seul devant lui, il l’arrêta et répéta sa question. L’homme répondit : « Je ne sais pas », et tourna au coin de la rue.
Il n’y avait qu’à continuer. Il arriva dans une rue transversale mieux éclairée qui s’étirait des deux côtés, sous la pluie brumeuse, en enseignes lumineuses pâles et sinistres. Il y avait de nombreuses boutiques de marchands de vin ou de prêteurs, dont certaines étaient encore ouvertes. Il y avait aussi beaucoup de gens dans la rue, qui se pressaient et se bousculaient en entrant et sortant de chez les marchands de vin. Un homme était étendu sur le sol, dans le caniveau, son manteau retroussé sur sa tête, allongé dans l’eau, endormi, malade, mort. Shevek le regarda horrifié, et les autres passaient sans même lui jeter un coup d’œil.
Tandis qu’il restait là, paralysé, quelqu’un s’arrêta près de lui et le dévisagea, un petit gars pas rasé, au cou tordu, d’environ cinquante ou soixante ans, avec des yeux cernés de rouge et une bouche édentée qui s’ouvrit en riant. Il resta debout, à rire sottement devant le grand homme terrifié, le montrant d’une main tremblante.