— Où t’as eu tous ces cheveux, eh, eh, ces cheveux, où t’as eu ces cheveux ? marmonna-t-il.
— Pouvez-vous… pouvez-vous me dire comment me rendre à la Ruelle Plaisante ?
— Ouais, la plaisante ruelle, elle est bonne, je suis à sec, sans plaisanter. Hé t’as un peu de pognon pour prendre un verre par une nuit froide ? Ouais, t’as un peu de pognon ?
Il s’approcha. Shevek s’écarta, regardant la main ouverte sans comprendre.
— Allez, un bon mouvement, monsieur, un peu de pognon, marmonna l’homme sans le menacer ni trop insister, mécaniquement, la bouche encore ouverte sur sa grimace insensée, la main tendue.
Shevek comprit. Il fouilla dans sa poche, trouva le reste de sa monnaie et le mit dans la main du mendiant. Puis, glacé par une peur qui n’était pas pour lui-même, il s’éloigna de l’homme, qui marmonnait toujours et essaya de l’attraper par son manteau, et il s’avança vers la première porte ouverte. Elle se trouvait sous une enseigne qui disait « Prêts et Occasions Aux Meilleurs Prix ». À l’intérieur, il se retrouva parmi des rangées de manteaux, de chaussures et de châles usés, des appareils bosselés, des lampes cassées, des services dépareillés, des coffrets, des cuillers, des colliers, des bracelets et d’autres fragments, chaque babiole portant une étiquette avec son prix ; il resta debout, essayant de retrouver ses esprits.
— Cherchez quelque chose ?
Il reposa sa question une fois de plus.
Le marchand, un homme brun aussi grand que Shevek mais très maigre et courbé, le regarda bizarrement.
— Pourquoi vous voulez aller là-bas ?
— Je cherche quelqu’un qui y habite.
— D’où êtes-vous ?
— Il faut que je trouve cette rue, la Ruelle Plaisante. Est-ce loin d’ici ?
— D’où êtes-vous, monsieur ?
— Je suis d’Anarres, de la Lune, dit Shevek en s’énervant. Je dois aller à la Ruelle Plaisante, maintenant, ce soir.
— Vous êtes lui ? Le savant ? Que diable faites-vous ici ?
— Je fuis la police ! Vous voulez leur dire où je me trouve ou bien vous voulez m’aider ?
— Bon sang, dit l’homme. Bon sang. Écoutez… Il hésita, s’apprêta à dire quelque chose, puis quelque chose d’autre, et déclara : Vous continuez simplement, – et il ajouta dans le même souffle, bien qu’apparemment avec une idée tout à fait différente : D’accord. Je ferme. Vous y emmène. Allez. Bon sang !
Il farfouilla au fond de la boutique, éteignit la lumière, sortit avec Shevek, puis baissa le volet métallique et le verrouilla, cadenassa la porte et partit d’un pas rapide en disant :
— Venez !
Ils marchèrent pendant vingt ou trente blocs, s’enfonçant de plus en plus dans le labyrinthe des rues et des ruelles de la Vieille Ville. La pluie brumeuse tombait doucement dans les ténèbres, faisant ressortir des odeurs de pourriture, de pierre et de métal mouillé. Ils tournèrent enfin pour descendre une ruelle sans plaque indicatrice et sans éclairage, entre de vieilles maisons élevées dont les rez-de-chaussée étaient presque tous des petits commerces. Le guide de Shevek s’arrêta et frappa contre le volet fermé d’une de ces boutiques : V. Maedda, Épicerie de Luxe. Après un long moment, la porte s’ouvrit. Le prêteur parla avec une personne restée à l’intérieur, et désigna Shevek, puis ils pénétrèrent tous les deux dans la boutique. C’était une jeune fille qui les avait fait entrer. « Tuio est derrière, venez », dit-elle, levant les yeux vers Shevek dans la faible lumière du couloir du fond. « Vous êtes lui ? » Sa voix était faible et insistante ; elle sourit étrangement. « Vous êtes réellement lui ? »
Tuio Maedda était un homme brun d’une quarantaine d’années, avec un visage intellectuel et tendu. Il ferma un livre dans lequel il écrivait et se leva vivement quand ils entrèrent. Il salua le prêteur par son nom, mais sans quitter Shevek des yeux.
— Il est entré dans ma boutique en me demandant le chemin jusqu’ici, Tuio. Il dit qu’il est le… tu sais, celui d’Anarres.
— Et vous l’êtes, n’est-ce pas ? dit lentement Maedda. Shevek. Mais que faites-vous ici ?
Il fixa Shevek de ses yeux lumineux et inquiets.
— Je cherche de l’aide.
— Qui vous a envoyé jusqu’à moi ?
— Le premier homme à qui je l’ai demandé. Je ne sais pas qui vous êtes. Je lui ai demandé où je pourrais aller, et il m’a dit de venir vous trouver.
— Est-ce que quelqu’un d’autre sait que vous êtes ici ?
— Ils ne savent pas que je suis parti. Ils l’apprendront demain.
— Va chercher Remeivi, dit Maedda à la fille. Asseyez-vous, Dr Shevek. Vous feriez mieux de me dire ce qui se passe.
Shevek s’assit sur une chaise de bois mais ne retira pas son manteau. Il était si fatigué qu’il tremblait.
— Je me suis enfui, dit-il. De l’Université, de la prison. Je ne sais pas où aller. Peut-être n’y a-t-il que des prisons sur Urras. Je suis venu ici parce qu’ils parlent des classes inférieures, des classes laborieuses, et j’ai pensé : on dirait qu’ils parlent des gens de mon peuple. Des gens qui peuvent s’entraider.
— Quelle sorte d’aide cherchez-vous ?
Shevek fit un effort pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Son regard fit le tour du petit bureau désordonné, puis s’arrêta sur Maedda.
— J’ai quelque chose qu’ils désirent posséder, dit-il. Une théorie scientifique. Je suis venu d’Anarres jusqu’ici parce que je pensais pouvoir achever mon travail et le faire publier. Je ne comprenais pas qu’ici une idée est une propriété de l’État. Je ne travaille pas pour un État. Je ne peux pas prendre l’argent et les choses qu’ils me donnent. Je veux partir. Mais je ne peux pas rentrer chez moi. Alors je suis venu ici. Vous ne voulez pas de ma science, mais peut-être n’aimez-vous pas votre gouvernement non plus.
Maedda sourit.
— Non. Je ne l’aime pas. Et le gouvernement ne m’aime pas davantage. Vous n’avez pas choisi l’endroit le plus sûr en venant ici, ni pour vous, ni pour nous… Ne vous en faites pas. Ce soir est ce soir ; nous allons décider de ce qu’il faut faire.
Shevek sortit la note qu’il avait trouvée dans la poche de son manteau et la tendit à Maedda.
— Voilà ce qui m’a amené. Est-ce que ça vient de gens que vous connaissez ?
— « Venez avec nous qui sommes vos frères…» Je ne sais pas. Peut-être.
— Êtes-vous des Odoniens ?
— En partie. Des syndicalistes, des libertaires. Nous travaillons avec les Thuvianistes, l’Union des Travailleurs Socialistes, mais nous sommes anticentralistes. Vous arrivez à un moment particulièrement délicat, vous savez.
— La guerre ?
Maedda acquiesça.
— Une manifestation est prévue pour dans trois jours. Contre l’enrôlement, les impôts de guerre, l’augmentation des prix. Il y a quatre cent mille personnes sans emploi à Nio Esseia, et ils augmentent quand même les impôts et les prix. – Il n’avait pas quitté Shevek des yeux pendant tout le temps de leur discussion ; maintenant, comme si l’examen était fini, il détourna son regard en se penchant en arrière sur sa chaise. – Cette ville est prête à n’importe quoi. Nous avons besoin d’une grève, d’une grève générale, et d’une manifestation massive. Comme la grève du Neuvième Mois qu’avait menée Odo, ajouta-t-il avec un sourire sec et tendu. Nous pourrions utiliser une Odo, maintenant. Mais ils n’ont pas de Lune pour acheter notre départ, cette fois. Nous devons établir la justice ici, ou nulle part. – Il regarda de nouveau Shevek, et ajouta d’une voix plus douce : Savez-vous ce que votre société a signifié pour nous, ici, pendant ces cent cinquante dernières années ? Savez-vous qu’ici, quand les gens veulent se souhaiter bonne chance, ils disent : « Puisses-tu renaître sur Anarres ! » Savoir que cela existe, savoir qu’il y a une société sans gouvernement, sans police, sans exploitation économique, qu’ils ne peuvent plus dire que ce n’est qu’un mirage, un rêve d’idéaliste ! Je me demande si vous comprenez pleinement pourquoi ils vous ont gardé si bien caché là-bas, à Ieu Eun, Dr Shevek. Pourquoi vous n’étiez jamais autorisé à paraître à une réunion publique. Pourquoi ils seront après vous comme des chiens après un lapin dès qu’ils découvriront que vous êtes parti. Ce n’est pas seulement parce qu’ils veulent votre idée scientifique. Mais parce que vous êtes vous-même une idée. Une idée dangereuse. L’idée de l’anarchie, faite chair. Et qui marche parmi nous.