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Il y avait plus de gens sur cette seule Place qu’il n’en vivait dans tout Abbenay, pensa Shevek, mais cette pensée était insensée, c’était un essai de quantification d’une expérience directe. Il se tenait avec Maedda et les autres sur les marches du Directoire, devant les colonnes et les hautes portes de bronze, et regardait le champ sombre et mouvant des visages, et écoutait comme eux les orateurs : sans entendre ni comprendre à la manière dont l’esprit rationnel de l’individu perçoit et comprend, mais plutôt comme on regarde, comme on écoute ses propres pensées, ou comme une pensée perçoit et comprend le soi. Quand vint son tour, parler fut peu différent d’écouter. Il n’était pas mû par un désir conscient, il n’y avait en lui aucune conscience. Cependant l’écho multiple de sa voix répercutée par les haut-parleurs éloignés et par les façades de pierre des bâtiments massifs, le gêna un peu, le faisant parfois hésiter et parler très lentement. Mais il n’hésitait pas pour chercher ses mots. Il disait à ces gens leurs propres pensées, leur être, dans leur langue, et pourtant sans rien déclarer de plus que ce qu’il s’était dit à lui-même longtemps auparavant, durant son isolement.

— C’est notre souffrance qui nous réunit. Ce n’est pas l’amour. L’amour n’obéit pas à l’esprit, et se transforme en haine quand on le force. Le lien qui nous attache est au-delà du choix. Nous sommes frères. Nous sommes frères dans ce que nous partageons. Dans la douleur, que chacun d’entre nous doit supporter seul, dans la faim, dans la pauvreté, dans l’espoir, nous connaissons notre fraternité. Nous la connaissons, parce que nous avons dû l’apprendre. Nous savons qu’il n’y a pas d’autre aide pour nous que l’aide mutuelle, qu’aucune main ne nous sauvera si nous ne tendons pas la main nous-mêmes. Et la main que vous tendez est vide, comme la mienne. Vous n’avez rien. Vous ne possédez rien. Vous êtes libre. Vous n’avez que ce que vous êtes, et ce que vous donnez. Je suis ici parce que vous voyez en moi la promesse, la promesse que nous avons faite il y a deux cents ans dans cette ville – la promesse tenue. Car nous l’avons tenue, sur Anarres. Nous n’avons que notre liberté. Nous n’avons rien à vous donner que votre propre liberté. Nous n’avons comme loi que le principe de l’aide mutuelle entre les individus. Nous n’avons comme gouvernement que le principe de l’association libre. Nous n’avons pas d’états, pas de nations, pas de présidents, pas de dirigeants, pas de chefs, pas de généraux, pas de patrons, pas de banquiers, pas de seigneurs, pas de salaires, pas d’aumônes, pas de police, pas de soldats, pas de guerres. Et nous avons peu d’autres choses. Nous partageons, nous ne possédons pas. Nous ne sommes pas prospères. Aucun d’entre nous n’est riche. Aucun d’entre nous n’est puissant. Si c’est Anarres que vous voulez, si c’est vers le futur que vous vous tournez, alors je vous dis qu’il faut aller vers lui les mains vides. Vous devez y aller seuls, et nus, comme l’enfant qui vient au monde, qui entre dans son propre futur, sans aucun passé, sans rien posséder, dont la vie dépend entièrement des autres gens. Vous ne pouvez pas prendre ce que vous n’avez pas donné, et c’est vous-même que vous devez donner. Vous ne pouvez pas acheter la Révolution. Vous ne pouvez pas faire la Révolution. Vous pouvez seulement être la Révolution. Elle est dans votre esprit, ou bien elle n’est nulle part.

Et tandis qu’il finissait de parler, le vacarme des hélicoptères de la police qui approchaient commença à couvrir sa voix.

Il s’écarta des microphones et leva son regard, clignant des yeux dans la lumière du soleil. Un si grand nombre de gens dans la foule fit de même que le mouvement de leur tête et de leurs mains fut semblable au passage du vent sur un champ d’épis.

Le bruit des pales qui tournoyaient dans l’énorme boîte de pierre qu’était la place du Capitole était intolérable, comme une suite de claquements et de jappements pareils à la voix d’un monstrueux robot. Il couvrit le crépitement des mitraillettes qui tiraient depuis les hélicoptères. Et même quand le bruit de la foule s’éleva en un véritable tumulte, les claquements des hélicoptères furent toujours audibles : le hurlement insensé des armes, le mot sans signification.

Les tirs des hélicoptères se concentrèrent sur les gens qui se tenaient sur ou près des marches du Directoire. Le portique à colonnes offrit un refuge immédiat à ceux qui se trouvaient sur les marches, mais il fut bondé en un instant. Le bruit de la foule, tandis que les gens en proie à la panique se pressaient vers les huit rues qui conduisaient à la Place du Capitole, s’éleva en une plainte pareille à celle d’un grand vent. Les hélicoptères étaient très bas, mais il n’était plus possible de dire s’ils avaient cessé le feu ou s’ils continuaient à tirer ; dans la foule, les morts et les blessés étaient trop serrés pour pouvoir tomber.

Les portes recouvertes de bronze du Directoire s’ouvrirent avec un craquement que personne n’entendit. Les gens se pressèrent vers elles pour s’y abriter, pour fuir la pluie de métal. Ils se poussèrent par centaines dans les grandes salles en marbre, certains se tapissant dans le premier refuge qu’ils trouvaient, d’autres continuant pour trouver une sortie, d’autres encore restant pour faire le plus de dégâts possibles avant l’arrivée des soldats. Quand ceux-ci arrivèrent, dans leurs uniformes noirs et propres, et remontèrent les marches parmi les hommes et les femmes morts et mourants, ils virent un mot sur le mur gris et poli du grand vestibule, écrit à hauteur d’homme, avec du sang : À BAS.

Ils tirèrent sur l’homme mort qui était allongé le plus près du mot puis, plus tard, quand le Directoire fut remis en ordre, ce mot fut nettoyé avec de l’eau, du savon et des chiffons, mais il demeura ; il avait été prononcé ; il avait un sens.

Il se rendit compte qu’il était impossible d’aller plus loin avec son compagnon, qui devenait très faible et commençait à trébucher. Il n’y avait aucun endroit où aller, mais il fallait s’éloigner de la Place du Capitole. Il n’y avait aucun endroit où s’arrêter non plus. La foule s’était regroupée deux fois dans le Boulevard Mesee, essayant de faire face à la police, mais les voitures blindées de l’armée étaient arrivées derrière les policiers et avaient repoussé les gens vers la Vieille Ville. Les noirauds n’avaient pas tiré, bien qu’on ait pu entendre le crépitement des fusils dans d’autres rues. Le rugissement des hélicoptères s’élevait au-dessus de la cité, on ne pouvait pas lui échapper.

Son compagnon haletait, aspirant difficilement l’air tout en marchant. Shevek l’avait à moitié porté depuis plusieurs blocs, et ils étaient maintenant loin derrière le gros de la foule. Il était inutile d’essayer de la rattraper. « Voilà, assieds-toi là », dit-il à l’homme, et il l’aida à s’asseoir sur la marche supérieure d’une entrée de sous-sol d’un quelconque magasin, entre les fenêtres fermées sur lesquelles le mot GRÈVE était écrit à la craie en grosses lettres. Il descendit jusqu’à la porte du sous-sol et tenta de l’ouvrir ; elle était verrouillée. Toutes les portes étaient verrouillées. La propriété était privée. Il prit un gros morceau de béton qui s’était détaché d’un coin des marches et brisa le loquet, puis déverrouilla la porte, n’agissant ni furtivement ni avec violence, mais avec l’assurance de quelqu’un qui ouvre la porte de sa maison. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur. Le sous-sol était plein de caisses et vide d’êtres humains. Il aida son compagnon à descendre les marches, ferma la porte derrière eux et dit : « Assieds-toi là, allonge-toi si tu veux. Je vais voir s’il y a de l’eau. »