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Sa voix était douce et tremblante comme si lui aussi allait se mettre à pleurer. L’enfant maigre était en larmes dans ses bras.

— Il y en a certains qui ne peuvent pas s’empêcher de se créer des problèmes, dit la femme borgne en le regardant avec sympathie.

— Je vais le prendre pour une visite au domicile, maintenant. La mère part cette nuit, tu comprends.

— Vas-y. J’espère que vous pourrez avoir des postes proches très rapidement, dit la surveillante, hissant le gros enfant sur sa hanche comme un sac de grains, le visage mélancolique et fermant à moitié son seul œil. Au revoir, Shev, mon cœur. Demain, écoute, demain nous jouerons au camion.

Le bébé ne lui pardonnait pas encore. Il sanglota en agrippant le cou de son père, et cacha son visage dans l’ombre du soleil perdu.

L’Orchestre avait besoin de tous les bancs pour la répétition, ce matin-là, et le groupe de danse sautillait dans la grande salle du centre d’éducation, aussi les enfants qui travaillaient sur « Savoir Parler et Écouter » étaient-ils assis en cercle sur le sol en béton de l’atelier. Le premier volontaire se leva : un garçon efflanqué d’une huitaine d’années avec de longues mains et de grands pieds. Il se tint très droit, comme le font les enfants bien portants ; son visage était d’abord pâle, mais il rougit en attendant que les autres enfants se taisent pour l’écouter.

— Vas-y, Shevek, dit le directeur du groupe.

— Eh bien, j’ai une idée.

— Plus fort, déclara le directeur, un homme bien bâti ayant à peine plus de vingt ans.

Le garçon sourit d’un air gêné.

— Eh bien, vous voyez, j’ai pensé à ça : supposons qu’on jette une pierre vers quelque chose. Vers un arbre. On la lance, et elle traverse l’air et frappe l’arbre. D’accord ? Mais elle ne peut pas. Parce que… puis-je avoir l’ardoise ? Regardez, vous êtes là en train de lancer la pierre, et voici l’arbre – il griffonnait sur l’ardoise – ça, c’est l’arbre, et voici la pierre, vous voyez, à moitié chemin entre les deux.

Les enfants gloussèrent en voyant sa caricature d’un holum, et il sourit.

— Pour aller de vous jusqu’à l’arbre, continua-t-il, la pierre doit passer à mi-chemin entre vous et l’arbre, pas vrai ? Et ensuite, elle doit être à mi-chemin entre ce point et l’arbre. Et ensuite à mi-chemin entre ce point-là et l’arbre. Et aussi loin qu’elle aille, il lui reste toujours une distance à parcourir, en fait c’est plutôt un moment, c’est la mi-distance entre le dernier point et l’arbre…

— Croyez-vous que ce soit intéressant ? l’interrompit le directeur, s’adressant aux autres enfants.

— Pourquoi elle ne peut pas atteindre l’arbre ? demanda une fillette de dix ans.

— Parce qu’elle doit toujours traverser la moitié du chemin qui reste à faire, répondit Shevek, et il reste toujours la moitié du chemin à faire… tu vois ?

— Pourrions-nous dire simplement que tu as mal lancé ta pierre ? dit le directeur avec un petit sourire.

— La façon dont on vise n’a pas d’importance. Elle ne peut pas atteindre l’arbre.

— Qui t’a donné cette idée ?

— Personne. Je m’en suis aperçu. Je crois que j’ai vu comment la pierre faisait vraiment pour…

— Ça suffit.

Quelques-uns des autres enfants s’étaient mis à bavarder, mais ils s’arrêtèrent comme pétrifiés. Le petit garçon à l’ardoise resta debout dans le silence. Il paraissait effrayé, et renfrogné.

— Parler, c’est partager… c’est un art de coopération. Tu ne partages pas, tu égotises, tout simplement.

Les accords vigoureux et clairs de l’orchestre résonnèrent dans le hall.

— Tu n’as pas vu cela toi-même, ce n’était pas spontané. J’ai lu quelque chose de très semblable dans un livre.

Shevek dévisagea le directeur.

— Quel livre ? Il y en a un ici ?

Le directeur se leva. Il était près de deux fois plus grand et trois fois plus lourd que son adversaire, et il était clair d’après son regard qu’il n’aimait pas du tout l’enfant ; mais il n’y avait aucune menace de violence physique dans son attitude, seulement une affirmation d’autorité, légèrement atténuée par sa réponse irritée à la bizarre question du garçon.

— Non ! Et arrête d’égotiser !

Puis il retrouva sa voix mélodieuse de pédagogue :

— Ce genre de chose est exactement le contraire de ce que nous recherchons dans ce groupe. Parler est une fonction à double sens. Shevek n’est pas encore prêt à le comprendre, alors que la plupart d’entre vous le peuvent, et sa présence ici perturbe le groupe. Tu t’en rends compte toi-même, n’est-ce pas, Shevek ? Je te suggère de trouver un autre groupe qui soit à ton niveau.

Personne d’autre n’ajouta le moindre mot. Le silence et la musique forte mais étouffée continuèrent tandis que le garçon rendait l’ardoise et quittait le cercle. Il sortit dans le couloir et resta là. Le groupe qu’il avait laissé commença, sous la conduite du directeur, un récit commun, chacun parlant à son tour. Shevek écouta à la fois leurs voix basses et son cœur qui battait encore très fort. Ses oreilles bourdonnaient, et ce n’était pas à cause de l’orchestre, c’était le bruit qui se produit quand on se retient de pleurer ; il avait déjà remarqué ce bourdonnement plusieurs fois auparavant. Il n’aimait pas l’entendre, et il ne voulait pas penser à la pierre et à l’arbre, aussi détourna-t-il son esprit vers le Carré. Il était fait de nombres, et les nombres étaient toujours tranquilles et solides ; quand il était en faute, il pouvait se tourner vers eux, car eux n’étaient jamais fautifs. Il avait récemment trouvé le Carré dans son esprit ; dessin dans l’espace, comme ceux que la musique faisait dans le temps : un carré des neuf premiers nombres entiers, avec le cinq en son centre. Et vous pouviez toujours additionner les rangées, cela donnait le même résultat. Toute inégalité était contrebalancée ; c’était agréable à regarder. Si seulement il pouvait trouver un groupe qui aimait parler de choses comme celles-là ; mais cela n’intéressait que quelques-uns des garçons et des filles les plus âgés, et ils étaient occupés. Et le livre dont le directeur avait parlé ? Était-ce un livre de nombres ? Montrait-il comment la pierre arrivait à toucher l’arbre ? Il avait été stupide de raconter cette plaisanterie au sujet de la pierre et de l’arbre, personne d’autre n’avait compris que ce n’était qu’une plaisanterie, le directeur avait raison. Il avait mal à la tête. Il regarda, en lui-même, les structures tranquilles.

Si un livre n’était écrit qu’avec des nombres, il serait vrai. Il serait juste. Rien qui soit expliqué avec des mots ne pourrait être aussi exact. Les choses étaient déformées, bousculées par les mots, au lieu de rester claires et de s’ajuster. Mais sous les mots, au centre, comme au centre du Carré, tout était exact. Tout pouvait changer, et pourtant rien ne se perdait. Si vous pouviez voir les nombres, vous pouviez voir cela, l’équilibre, les structures. Vous pouviez voir les fondations du monde. Et elles étaient solides.

Shevek avait appris à attendre. Il était doué pour cela, un véritable expert. Il avait d’abord appris à attendre le retour de sa mère Rulag, bien que cela fût si longtemps auparavant qu’il ne s’en rappelait plus ; et il s’était perfectionné en attendant son tour, en attendant de partager, en attendant une part. À l’âge de huit ans, il avait demandé pourquoi et comment et au cas où, mais il avait rarement demandé quand.