— Un syndic, un gars que je connaissais depuis des années, il a fait ça, un peu au nord d’ici, en 66. Ils essayaient d’enlever un wagon de grains de son train. Il a reculé le train et en a tué quelques-uns avant qu’ils aient dégagé la voie, ils étaient comme des vers sur un poisson pourri, disait-il, ils grouillaient. Il disait il y a huit cents personnes qui attendent ce wagon de grains, et combien d’entre eux vont mourir s’ils ne le reçoivent pas ? Plus de quelques-uns, beaucoup plus. On dirait qu’il a eu raison d’agir ainsi. Mais quand même ! Je n’arrive pas à faire des calculs pareils. Je ne sais pas s’il est bien de compter les gens comme on compte des nombres. Mais enfin, que peut-on faire ? Lesquels va-t-on tuer ?
— Durant ma seconde année à Coude, je m’occupais de la liste de travail, et les syndicats des usines ont limité les rations. Les gens qui travaillent six heures à la machinerie avaient des rations complètes – juste suffisantes pour supporter ce genre de travail. Les travailleurs à mi-temps n’obtenaient que trois quarts de ration. S’ils étaient malades ou trop faibles pour travailler, ils ne recevaient qu’une demi-ration. Avec une demi-ration, tu ne pouvais pas aller mieux. Tu ne pouvais pas reprendre le travail. Tu pouvais juste rester en vie. J’étais censé inscrire des gens pour des demi-rations, des gens qui étaient déjà malades. Je travaillais à plein temps, huit, des fois dix heures par jour, un travail de bureau, et j’avais des rations complètes : je les méritais. Je les méritais en faisant les listes de ceux qui devaient avoir faim. – Les yeux clairs de l’homme regardèrent droit devant eux, dans la lumière sèche. – Comme tu l’as dit, je devais compter les gens.
— Tu es parti ?
— Oui, je suis parti. À Grande Vallée. Mais quelqu’un d’autre s’est occupé des listes des usines de Coude. Il y a toujours quelqu’un qui veut faire des listes.
— Ce n’est pas bien, dit le conducteur, fronçant les sourcils dans l’éclat du soleil. – Il avait un visage brun et chauve, il ne lui restait pas un poil entre les joues et l’occiput, bien qu’il ait à peine plus de quarante-cinq ans. C’était un visage puissant, dur et innocent. – Ils ont eu complètement tort. Ils auraient dû fermer les usines. On ne peut pas demander à un homme de faire cela. Ne sommes-nous pas des Odoniens ? Un homme peut se mettre en colère, d’accord. C’est ce qu’ont fait les gens qui ont arrêté les trains. Ils avaient faim, les enfants avaient faim, et depuis trop longtemps, de la nourriture passe et elle n’est pas pour vous, vous vous emballez et vous tentez de la prendre. Même chose pour l’ami, ces gens s’attaquaient au train dont il avait la charge, il s’est énervé et a fait marche arrière. Il n’a pas compté les nez. Pas à ce moment-là ! Plus tard, peut-être. Parce qu’il était malade quand il a vu ce qu’il avait fait. Mais ce qu’ils t’ont fait croire, dire celui-ci doit vivre et celui-là doit mourir… ce n’est pas un travail qu’une personne a le droit de faire, ni de demander à une autre.
— Cela a été une mauvaise époque, frère, dit doucement le passager, regardant la plaine brillante où l’ombre de l’eau frémissait et se déplaçait avec le vent.
Le vieux cargo dirigeable glissa par-dessus les montagnes et s’arrêta à l’aéroport de Mont du Rein. Trois passagers en descendirent. Juste au moment où le dernier touchait le sol, la terre sursauta. « Tremblement de terre », remarqua-t-il ; c’était un homme de la région qui rentrait chez lui. « Bon sang, regardez cette poussière ! Un de ces jours, nous descendrons ici et il n’y aura plus de montagne. »
Deux des passagers choisirent d’attendre que les camions soient chargés pour partir avec eux. Shevek choisit de marcher, puisque le natif du coin lui avait dit que Chakar ne se trouvait qu’à environ six kilomètres en bas de la montagne.
La route faisait une série de longues courbes terminées chacune par une légère montée. Les pentes qui s’élevaient à gauche de la route et descendaient à sa droite étaient couvertes de holum rampant ; des lignes de grands arbres holums, espacés comme si on les avait plantés, suivaient les sources souterraines qui descendaient de la montagne. En haut d’une légère montée, Shevek vit l’or luisant du crépuscule par-dessus les collines sombres et onduleuses. Il n’y avait ici aucun signe de présence humaine, à part la route elle-même, qui descendait dans l’ombre. Dès qu’il se remit à descendre, l’air grogna un peu et il sentit quelque chose d’étrange : pas un cahot, ni un tremblement, mais un déplacement, une conviction que les choses se trompaient. Il termina son pas, et le sol était là pour soutenir son pied. Il continua ; la route descendait toujours. Il n’avait pas été en danger, mais jamais auparavant, quand il s’était trouvé en danger, il ne s’était senti si proche de la mort. La mort était en lui, sous lui ; la terre elle-même était incertaine, instable. Le durable, le stable, est une promesse faite par l’esprit humain. Shevek sentit l’air froid et pur dans sa bouche et ses poumons. Il écouta. Lointain, un torrent de montagne résonnait quelque part dans les ténèbres.
Il atteignit Chakar vers la fin du crépuscule. Le ciel était d’un violet sombre par-dessus le bord noir des montagnes. Les lampadaires isolés répandaient une lumière vive. Les façades des maisons semblaient à peine esquissées dans cette lumière artificielle, se détachant sur les ténèbres sauvages. Il y avait de nombreux bâtiments vides, de nombreuses maisons individuelles : une vieille ville, une ville frontière, isolée, éparpillée. Une femme qui passait indiqua à Shevek où se trouvait le Domicile Huit : « Par là, frère, après l’hôpital, au bout de la rue. » La rue courait dans l’obscurité, sous la montagne, et se terminait à la porte d’une maison basse. Il y entra et découvrit un foyer de domicile rural qui le ramena dans son enfance, à Liberté, à Mont Drum, à Grandes Plaines, où lui et son père avaient vécu : la lumière faible, le paillasson rapiécé ; une liste d’un groupe de formation de machinistes locaux, une note annonçant les réunions du syndicat, et une affiche pour un concert ou une pièce donnés trois semaines auparavant, épinglées sur le panneau d’affichage ; un tableau d’amateur, encadré, représentant Odo en prison, accroché au-dessus du canapé de la salle commune ; un harmonium artisanal et, près de la porte, une liste des résidents et une note précisant les heures où l’eau chaude était disponible aux bains municipaux.
Sherut, Takver, No 3.
Il frappa à la porte, regardant le reflet de la lumière de l’entrée sur la surface sombre de la porte, qui n’était pas bien ajustée dans son encadrement. Une femme dit : « Entre ! » Il ouvrit la porte.
La lampe la plus lumineuse de la pièce se trouvait derrière elle, et pendant un moment il ne la vit pas assez bien pour être sûr que c’était Takver. Elle était debout et lui faisait face. Elle s’avança vers lui, comme pour le repousser ou pour le saisir, en un geste incertain et inachevé. Il prit sa main et ils s’étreignirent, ils s’étreignirent sur la terre instable.
— Entre, dit Takver, oh, entre, entre.
Shevek ouvrit les yeux. À l’autre bout de la pièce, qui lui paraissait toujours brillamment éclairée, il aperçut le visage sérieux et attentif d’un petit enfant.
— Sadik, c’est Shevek.
L’enfant s’approcha de Takver, lui saisit la jambe et fondit en larmes.
— Mais ne pleure pas, pourquoi pleures-tu, petite âme ?
— Et toi ? murmura la fillette.
— Parce que je suis heureuse ! Simplement parce que je suis heureuse. Assieds-toi sur mes genoux. Mais Shevek, Shevek ! La lettre que tu as envoyée n’est arrivée qu’hier. J’allais me rendre au téléphone après avoir couché Sadik. Tu disais, que tu appellerais cette nuit. Pas que tu arriverais cette nuit ! Oh, ne pleure pas, Sadiki, regarde, je ne pleure plus, moi. Est-ce que je pleure ?