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— L’homme pleurait aussi.

— Bien sûr que je pleurais.

Sadik le regarda avec une curiosité méfiante. Elle était âgée de quatre ans. Elle avait une tête ronde, un visage rond, elle était ronde, brune, douce, avec de longs cheveux.

Il n’y avait pas d’autres meubles que les deux couchettes dans la pièce, Takver s’était assise sur l’une d’elles en tenant Sadik sur ses genoux, Shevek s’assit sur l’autre et étendit ses jambes. Il s’essuya les yeux du revers de la main, puis il tendit sa main vers Sadik pour lui montrer.

— Tu vois, dit-il, j’ai la main mouillée. Et le nez qui coule. Tu te sers d’un mouchoir ?

— Oui. Pas toi ?

— Si, mais je l’ai oublié dans une blanchisserie.

— Tu peux partager le mouchoir que j’utilise, dit Sadik après une pause.

— Il ne sait pas où il est, dit Takver.

Sadik descendit des genoux de sa mère et alla chercher un mouchoir dans un tiroir du placard. Elle le donna à Takver, qui le fit passer à Shevek. « Il est propre », dit Takver avec son large sourire. Sadik observa attentivement Shevek pendant qu’il se mouchait.

— C’est un tremblement de terre qui s’est produit il y a un petit moment ? demanda-t-il.

— Ça remue tout le temps, on ne le remarque même plus, répondit Takver.

Mais Sadik, heureuse de pouvoir donner une information, déclara de sa voix aiguë et enrouée :

— Oui, il y en a eu un gros juste avant le dîner. Quand il y a un tremblement de terre, les fenêtres font gling gling et le sol remue, et on doit aller dans l’entrée ou même sortir.

Shevek observa Takver ; elle lui retourna son regard. Elle avait vieilli de plus de quatre ans. Elle n’avait jamais eu de très bonnes dents, et en avait maintenant perdu deux, juste derrière une canine, si bien que le trou se voyait quand elle souriait. Sa peau n’était plus aussi fine, et ses cheveux, retenus en arrière, étaient ternes.

Shevek vit clairement que Takver avait perdu la grâce de sa jeunesse, et avait l’air d’une femme sans grande beauté, fatiguée, approchant du milieu de sa vie. Il vit cela plus clairement que toute autre personne. Personne n’aurait pu voir Takver à la façon dont il la vit, à la lumière des années d’intimité et des années d’attente. Il la vit telle qu’elle était.

Leurs yeux se rencontrèrent.

— Comment… comment ça s’est passé, ici ? demanda-t-il, rougissant tout à coup et parlant visiblement sans but précis.

Elle sentit cette vague palpable, le jaillissement de son désir. Elle rougit aussi légèrement, et sourit.

— Oh, rien de neuf depuis que nous avons parlé au téléphone, répondit-elle de sa voix rauque.

— C’était il y a six décades !

— Les choses ne changent pas beaucoup par ici.

— C’est très joli, cet endroit… les collines.

Il vit dans les yeux de Takver les ombres de ces vallées montagneuses. La force de son désir sexuel augmenta soudain, et il se sentit étourdi durant un instant. Puis il surmonta temporairement cette crise et tenta de commander à son érection de s’atténuer.

— Tu penses vouloir rester ici ? demanda-t-il.

— Je m’en moque, répondit-elle, de sa voix étrange, profonde et rauque.

— Ton nez coule encore, fit remarquer Sadik, d’un ton vif, mais sans émotion.

— Sois contente qu’il ne coule pas plus, répondit Shevek.

— Chut, Sadik, n’égotise pas, dit Takver à l’enfant. Les deux adultes commencèrent à rire. Sadik continua d’étudier Shevek.

— J’aime bien cette ville, Shev. Les gens sont agréables – tous remarquables. Mais je n’ai pas beaucoup à faire. Ce n’est qu’un travail de laboratoire à l’hôpital. La pénurie de techniciens est presque terminée, je pourrai partir bientôt sans les laisser dans le pétrin. J’aimerais bien retourner à Abbenay. Si c’est à cela que tu pensais. Tu as reçu un nouveau poste ?

— Je n’en ai pas demandé et je n’ai pas vérifié. Je suis sur la route depuis une décade.

— Qu’est-ce que tu faisais sur la route ?

— Je voyageais, Sadik.

— Il a traversé la moitié du monde pour venir nous voir, depuis le sud et les déserts, dit Takver.

L’enfant sourit, s’installa plus confortablement sur le giron de sa mère, et bâilla.

— As-tu mangé, Shev ? Tu es fatigué ? Je dois mettre cette enfant au lit, nous pensions justement à partir quand tu as frappé.

— Elle couche déjà au dortoir ?

— Depuis le début de ce quartier.

— J’avais déjà quatre ans, affirma Sadik.

— On dit : j’ai déjà quatre ans, lui dit Takver, la déposant doucement pour aller prendre son manteau dans le placard.

Sadik se leva et se tint de profil par rapport à Shevek ; mais elle était parfaitement consciente qu’il la regardait et elle dirigea ses remarques vers Shevek.

— Mais j’avais quatre ans ; maintenant, j’ai plus de quatre ans.

— Une temporaliste, comme le père !

— On ne peut pas avoir quatre ans et plus de quatre ans en même temps, n’est-ce pas ? demanda la fillette, s’adressant directement à Shevek maintenant, et sentant qu’il l’approuvait.

— Oh si, facilement. Et tu peux aussi avoir quatre ans et presque cinq en même temps.

Assis sur la couchette basse, il pouvait garder la tête au niveau de celle de l’enfant pour qu’elle n’ait pas à lever les yeux vers lui.

— Mais j’avais oublié que tu en avais près de cinq, tu vois, ajouta-t-il. La dernière fois que je t’ai vue, tu avais à peine plus que rien du tout.

— Vraiment ? demanda-t-elle d’une voix très coquette.

— Oui. Tu étais à peu près grande comme ça. – Il écarta un peu ses mains.

— Je pouvais déjà parler ?

— Tu disais ouiiin, et quelques autres choses.

— Est-ce que je réveillais tout le monde dans le dortoir, comme le bébé de Cheben ? demanda-t-elle avec un grand sourire joyeux.

— Bien sûr.

— Quand est-ce que j’ai vraiment appris à parler ?

— Quand tu avais environ un an et demi, dit Takver, et depuis tu n’as pas arrêté. Où est le chapeau, Sadiki ?

— À l’école. Je n’aime pas le chapeau que je porte, déclara-t-elle à Shevek.

Ils accompagnèrent l’enfant dans les rues venteuses jusqu’au dortoir du centre d’éducation, et la laissèrent dans l’entrée. C’était une petite pièce triste, heureusement éclairée par des dessins d’enfants, quelques délicats modèles réduits en cuivre de diverses machines, et un tas de petites maisons et de personnages en bois peint. Sadik souhaita bonne nuit à sa mère en l’embrassant, puis se tourna vers Shevek et leva les bras vers lui ; il se pencha vers elle et elle l’embrassa d’une manière formelle mais avec fermeté. Puis elle dit : « Bonne nuit ! » et elle entra avec le gardien de nuit, en bâillant. Ils l’entendirent parler, et le gardien lui dit gentiment de ne pas faire de bruit.

— Elle est jolie, Takver. Jolie, intelligente, vigoureuse.

— Elle est gâtée, je le crains.

— Non, non. Tu as très bien agi, extraordinairement bien… dans une époque pareille…

— Cela n’a pas été trop dur ici, pas comme dans le Sud, dit-elle en levant les yeux vers lui tandis qu’ils s’éloignaient du dortoir. Les enfants étaient nourris. Pas très bien, mais suffisamment. Dans cette région, une communauté peut cultiver pour manger. Il y a au moins du holum rampant, même s’il n’y a que cela. On peut prendre les graines de holums sauvages et les piler pour les manger. Personne n’a été vraiment affamé, ici. Mais j’ai gâté Sadik. Je l’ai gardée jusqu’à ce qu’elle ait trois ans ; bien sûr, pourquoi pas ? Mais ils me désapprouvaient, à la station de recherche de Rolny. Ils voulaient que je la mette dans une crèche à temps complet. Ils disaient que je me conduisais comme une propriétaire envers l’enfant et que je ne contribuais pas complètement à l’effort social pour surmonter cette crise. Et ils avaient raison, vraiment. Mais ils étaient si vertueux. Aucun d’entre eux ne comprenait qu’on puisse se sentir seul. C’étaient tous des membres d’un groupe, pas des individus. C’étaient les femmes qui m’ennuyaient surtout parce que je gardais Sadik. De vraies profiteuses corporelles. Je résistais parce que la nourriture était bonne – comme on essayait les algues pour voir si elles avaient bon goût, on avait parfois un peu plus que les rations normales, même si ça avait un goût de colle – jusqu’à ce qu’ils aient pu me remplacer par quelqu’un qui convenait mieux. Ensuite je suis allée à Nouveau Départ pendant près de dix décades. C’était en hiver, il y a deux ans, pendant cette longue période où le courrier n’arrivait plus, quand les choses allaient si mal là où tu étais. À Nouveau Départ, j’ai vu que ce poste était vacant, et je suis venue ici. Sadik est restée avec moi au dom jusqu’à cet automne. Elle me manque encore. La pièce est tellement silencieuse.